— Comment ça ?
Warbaby soupira.
— Celui qui avait disparu… il est mort, maintenant.
Il y avait quelque chose d’autre dans son regard.
— Mort comment ? demanda Rydell.
— Assassiné, articula Warbaby d’une voix lugubre mais très claire.
— Vous vous demandez pourquoi je m’appelle comme ça, fit Warbaby, assis sur le siège arrière de la Ford Patriot.
— Je me demande où je dois mettre la clef, M. Warbaby, fit Rydell, au volant, en regardant le tableau de bord surchargé d’options.
Les voitures américaines étaient les seules au monde qui se donnaient encore la peine d’étaler physiquement leurs cadrans. C’était peut-être pour cela qu’il y en avait si peu. Comme ces Harley à transmission par chaîne.
— Ma grand-mère, fit Warbaby de sa voix de basse de plaque tectonique en train de se détacher et de plonger vers la Chine, était Vietnamienne. Mon grand-père était un petit gars de Detroit. Un militaire. Il l’a ramenée de Saigon. Mais il n’est pas resté longtemps avec elle. Mon père à moi, son fils, a changé son nom contre celui de Warbaby. Enfant de la guerre. Vous saisissez ? C’était un geste sentimental.
— Ouais, fit Rydell.
Il mit la grosse Ford en marche et vérifia la transmission. Saigon, c’était cet endroit où les riches allaient en vacances.
Quatre roues motrices. Blindage céramique. Pour crever les Goodyear Streetsweepers, il aurait fallu une balle de gros calibre. Il y avait un rafraîchisseur d’ambiance en carton accroché au-dessus de l’orifice de chauffage-ventilation.
— Pour ce qui est de Lucius, je ne connais pas l’explication.
— M. Warbaby, fit Rydell en se penchant par-dessus son épaule, où voulez-vous que je vous conduise ?
Un bip de modem se fit entendre sur le tableau de bord.
Freddie, enfoncé dans le siège baquet luxueux à côté de lui, émit un sifflement.
— Pu-tain ! C’est dégueulasse ! s’écria-t-il.
Rydell se pencha pour voir le fax émerger. Un gros homme nu sur un drap taché de sang. Des flaques entières, où la lumière du flash s’était figée en mirages solaires.
— Qu’est-ce qu’il a sous le menton ? demanda Rydell.
— Cravate cubaine, expliqua Freddie.
— Pas ça, fit Rydell en laissant grimper sa voix d’une octave. Qu’est-ce que c’est que ce truc qui pend ?
— C’est la langue du mec, déclara Freddie en arrachant le fax pour le passer à Warbaby.
Rydell entendit le bruissement du papier dans ses mains.
— Ces gens-là sont terribles, gronda Warbaby.
10
Carnet de notes
Yamazaki était assis sur un tabouret bas. Il regardait Skinner en train de se raser.
Le vieillard, assis au bord de son lit, se rendait la joue toute rose en la ratissant avec un rasoir jetable dont il rinçait la lame de temps en autre dans une cuvette en alu qu’il serrait entre ses cuisses.
— Il est usé, lui dit Yamazaki. Vous ne les jetez pas ?
Skinner le regarda par-dessus le rasoir en plastique.
— Au bout d’un moment, ils ne s’émoussent plus, dit-il.
Il étala de la mousse entre sa lèvre supérieure et son nez, puis y passa le rasoir. Il marqua ensuite une pause. Yamazaki était devenue “Kawasaki” lors de ses premières visites. À présent, c’était “Scooter”. Les yeux pâles du vieillard le regardaient sans expression, abrités derrière les paupières rougeâtres. Yamazaki sentait le rire intérieur de Skinner.
— Je vous amuse ? demanda-t-il.
— Pas aujourd’hui, fit Skinner en laissant tomber le rasoir dans la bassine où la mousse et les poils gris tournoyaient en fines plaques agglomérées par la tension de la surface. Pas comme l’autre jour, où je vous ai vu cavaler après ces étrons.
Yamazaki avait passé une matinée entière à essayer d’établir un diagramme du système d’évacuation des eaux usées pour le groupe de logements constituant le “quartier” où vivait Skinner. L’utilisation quasi universelle de conduites souples en plastique transparent de douze centimètres et demi rendait la chose assez passionnante, comme un jeu d’enfant. Il s’efforçait de suivre la course d’une boule de matière donnée d’un logement à l’autre, en descendant. Les conduites formaient des arabesques gracieuses dans les superstructures, attachées en faisceaux pour converger, sous le tablier inférieur, dans une cuve collectrice. Lorsque celle-ci arrivait à pleine capacité, avait expliqué Skinner, un interrupteur à mercure couplé avec un flotteur déclenchait une pompe à jet qui refoulait les eaux accumulées dans un conduit d’un mètre qui les déversait dans les égouts municipaux.
Il avait rédigé une note où il considérait cette jonction comme une interface entre le programme du pont et celui de la cité, mais il était encore plus important, de toute évidence, de soutirer à Skinner l’histoire du pont. Convaincu que le vieillard détenait, d’une manière ou d’une autre, la clef de la signification existentielle du lieu. Yamazaki avait abandonné son examen physique des structures secondaires de construction pour passer le plus de temps possible en compagnie de Skinner. Chaque soir, dans l’appartement qu’on lui avait prêté, il expédiait les données accumulées dans la journée au département de sociologie de l’Université d’Osaka.
Aujourd’hui en grimpant dans l’ascenseur qui conduisait à la chambre de Skinner, il avait croisé la fille qui descendait pour aller à son travail, l’épaule à l’intérieur du cadre de son vélo. Elle était messagère municipale.
Fallait-il voir une signification dans le fait que Skinner partageait sa chambre avec quelqu’un qui gagnait sa vie à l’intersection archaïque de l’information et de la géographie ? Les bureaux entre lesquels elle se déplaçait à vélo étaient électroniquement reliés. En fait, ils ne formaient qu’un seul grand réseau, la carte des distances étant oblitérée par la nature instantanée et continue de la communication. Pourtant, cette continuité même qui avait rendu l’acheminement physique du courrier inutile, pouvait facilement être considérée comme trop limitée en matière de sécurité, et créait par la même occasion, le besoin du service que cette fille fournissait. En transportant physiquement des bribes d’informations dans un réseau qui n’était pratiquement fait que de cela, elle apportait un degré absolu de sécurité au sein d’un univers de données fluides. Lorsqu’un mémo était dans la sacoche de la fille, on savait exactement où il se trouvait. Autrement, il n’était nulle part, et peut-être partout, à l’instant de sa transmission.
Il la trouvait attirante, cette fille, d’une manière étrange et exotique, avec ces jambes blanches et musclées et sa queue-de-cheval noire, militante, tout en hauteur.
— On rêvasse, Scooter ? demanda Skinner en mettant la bassine de côté.
Ses mains tremblaient légèrement tandis qu’il calait les épaules dans ses oreillers à l’aspect moisi, faisant craquer légèrement le contre-plaqué blanc du mur.
— Non, Skinner-san. Mais vous aviez promis de me raconter les débuts, le soir où vous avez décidé de vous emparer du pont.
Il s’exprimait d’une voix douce, avec des mots délibérément choisis pour provoquer, pour inciter son sujet à parler. Il activa le mode enregistrement de son bloc-notes.
— Personne n’a rien décidé. J’ai seulement dit que…
— Mais c’est bien ainsi que les choses se sont passées.
— C’est juste arrivé comme ça ; personne n’a donné de foutu signal. Il n’y avait pas de chef ni d’architecte. Vous en faites un truc politique. Cette musique-là, mon garçon, il y a longtemps que plus personne ne la joue.