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— Vous avez pourtant bien dit que le peuple était “prêt”.

— Pas à n’importe quoi. C’est ce que vous n’arrivez pas à comprendre, hein ? Le pont était là, c’est sûr, mais je n’ai jamais dit qu’il nous attendait. Vous saisissez la différence ?

— Je crois que…

— Vous croyez de la merde.

Le bloc-notes avait quelquefois du mal à transcrire les expressions de Skinner. De plus, il avait tendance à avaler ses mots. Un système expert à Osaka avait suggéré qu’il souffrait de lésions nerveuses mineures, peut-être après avoir absorbé de la drogue ou fait un ou plusieurs infarctus sans s’en apercevoir. Mais Yamazaki pensait que Skinner était simplement resté trop longtemps au voisinage de l’attracteur étrange, quel qu’il fût, qui avait permis au pont de devenir ce qu’il était devenu.

— Le pont, déclara Skinner en pesant soigneusement ses mots, au début, comme pour ménager ses effets, ne servait plus à personne depuis un moment. Il y avait eu le Little Grande, vous comprenez ?

Yamazaki hocha la tête en contemplant les symboles traduits qui défilaient sur son bloc-notes.

— Le tremblement de terre lui en a foutu un grand coup, Scooter. Le tunnel de Treasure Island s’est complètement effondré. Le terrain a toujours été instable. Au début, ils ont dit qu’ils allaient reconstruire, pierre par pierre. Mais ils n’avaient pas le fric. Alors, ils ont foutu du grillage, des barbelés et du béton à chaque bout. Puis les Allemands sont arrivés, deux ans plus tard ou quelque chose comme ça, et leur on fait l’article sur leur nanotechs. Ils proposaient de faire un nouveau tunnel pour trois fois rien, où pourrait passer non seulement les voitures mais un Mag-Lev. Personne ne croyait qu’ils pourraient tenir leurs délais, une fois que les autorisations ont été obtenues comme le voulaient les Verts. Ils les ont obligés à construire les tronçons dans le Nevada. Ils ressemblaient à de grosses citrouilles. Puis ils les ont amenés ici sous le ventre de leurs gros hélicos, pour les immerger dans la baie. Quand ils les ont assemblés, ça grouillait de toutes petites machines dans tous les coins, dures comme du diamant. L’étanchéité a été réalisée en un rien de temps, et hop, le tunnel était là. Et le pont est resté comme ça.

Yamazaki retenait sa respiration. Il s’attendait à ce que Skinner perde le fil, comme il l’avait fait tant de fois, souvent de propos délibéré, d’ailleurs, soupçonnait-il.

— Il y avait cette femme qui voulait qu’on plante de la vigne vierge dessus. Quelqu’un d’autre voulait qu’on l’abatte avant qu’un nouveau tremblement de terre ne s’en charge. Mais il est resté comme ça. Alors que dans les villes, il y avait des tas de gens qui ne savaient pas où aller. Des gens qui dormaient dans les parcs sous des cartons. Ceux qui avaient de la chance. Et puis ils ont fait venir ces gouttières de Portland. Ils en ont mis partout sur la façade des immeubles. Avec toute cette eau sur les trottoirs, plus personne n’avait envie de coucher là. C’est une sale ville, Portland. C’est eux qui ont inventé ça. (Il toussa.) Une nuit, les gens ont commencé à arriver. On a raconté des tas de choses, après coup, sur la manière dont ça s’était passé. Il pleuvait des cordes, il faut dire. C’était pas le temps idéal pour des émeutes.

Yamazaki imaginait les deux travées du pont désert sous la pluie, avec la foule qui grandissait. Il voyait les gens escalader le grillage et les barrières en si grand nombre que tout cédait sous leur poids. Puis ils grimpaient aux pylônes. Certains, plus d’une trentaine, se tuaient en tombant à l’eau. À l’aube, les survivants étaient là tandis que les hélicos des médias tournaient autour d’eux dans le ciel gris comme des libellules patientes. Il avait vu cela plusieurs fois sur bande à Osaka, mais Skinner avait été là en chair et en os.

— Il y avait peut-être un millier de personnes de ce côté-ci, et un autre millier à Oakland. Ce n’était que le début. Les flics se tenaient à distance. Qu’avaient-ils à défendre de toute manière ? On leur avait surtout donné l’ordre d’interdire les mouvements de foule dans les rues. Leurs hélicos, sous la pluie, nous éclairaient avec leurs projecteurs, ce qui nous facilitait plutôt le travail. J’avais aux pieds des chaussures à bout pointu. J’ai escaladé le grillage, qui devait faire cinq mètres de haut. Facile, avec des souliers pointus qui vont juste dans les mailles. Je me suis retrouvé en haut comme si j’avais des ailes. Les barbelés, au sommet, étaient coupants comme des lames de rasoir, mais les gens derrière moi, jetaient dessus tout ce qu’ils avaient sous la main : planches, couvertures, sacs de couchage. On pouvait se coucher dessus. J’avais l’impression de… flotter.

Yamazaki sentait qu’il était proche, tout proche du cœur des choses.

— J’ai sauté. Je ne sais pas si j’étais le premier, mais j’ai sauté. Je me suis retrouvé en bas. Les gens hurlaient. Du côté Oakland, ils avaient déjà fait tomber les barrières. Elles étaient moins hautes. On voyait les lumières qu’ils brandissaient en s’avançant sur le tablier. Il y avait celles des hélicos de la police, et aussi celles des lanternes clignotantes des Ponts et Chaussées que les gens avaient prises. Ils se dirigeaient vers Treasure Island. Il n’y avait plus personne là-bas depuis le départ de la marine. Nous avons couru à leur rencontre. La jonction s’est faite quelque part au milieu, et il y a eu cette immense clameur… (Le regard de Skinner était perdu dans le vague, très loin d’ici.) Après ça, les gens ont entonné des chants, des hymnes, n’importe quelle connerie. Tout le monde était dingue. On était quelques-uns à être complètement sonnés. Et on voyait les flics arriver par les deux bouts. Putain !

Yamazaki déglutit.

— Et ensuite ?

— Nous avons commencé à grimper. Aux pylônes. Il y avait des barreaux scellés dans ces putains de trucs, vous comprenez. Pour que les peintres puissent monter jusqu’en haut. La télé nous filmait avec ses hélicos, Scooter. Le monde entier nous regardait, et nous ne le savions pas. On n’y pense pas dans ces cas-là. Et on n’en avait rien à foutre, de toute manière. On grimpait, c’était tout. Mais c’était diffusé en direct. Et les flics ont passé de mauvais moments à cause de ça, plus tard. Parce que les gens continuaient de se casser la gueule. Le mec qui grimpait devant moi, il avait de l’adhésif noir autour de ses chaussures, pour tenir les semelles. Avec toute cette eau, l’adhésif s’est défait, et il n’arrêtait pas de glisser. Juste au-dessus de ma tête. Son pied glissait sur le barreau, et je le recevais dans l’œil si je ne faisais pas gaffe. Il était presque au sommet quand ses deux pieds ont glissé en même temps.

Skinner se tut, comme s’il tendait l’oreille pour écouter un bruit lointain. Yamazaki retenait sa respiration.

— On a vite fait d’apprendre à grimper, ici, reprit le vieillard. La première chose, c’est de ne pas regarder en bas. La deuxième, c’est d’avoir toujours au moins un pied et une main bien calés. Ce mec-là, il ne le savait pas. Et avec des chaussures comme ça… Il est tombé la tête en arrière, sans crier, sans rien. C’était presque… joli.

Yamazaki frissonna.

— Et moi, je n’arrêtais pas de grimper. La pluie avait cessé, il commençait à faire jour.

— Qu’avez-vous ressenti ? demanda Yamazaki.

Skinner battit des paupières.

— Ressenti ?

— Qu’est-ce que vous avez fait, une fois arrivé là-haut ?

— J’ai contemplé la ville.

Yamazaki redescendit dans l’ascenseur de Skinner jusqu’à l’endroit où il y avait des marchands. La nacelle jaune ressemblait à un gobelet de pique-nique abandonné par un géant. Tout autour de lui, à présent, montaient les bruits des activités du soir. Des bruits de partie de cartes sortit d’un passage sombre tandis que s’élevait le rire d’une femme, accompagné d’éclats de voix en espagnol. Le coucher de soleil avait une couleur de vin rosé à travers les feuilles de plastique qui claquaient comme des voiles sous la brise imprégnée d’odeurs de friture, de feu de bois et de résine de cannabis. Des gamins en blouson de cuir en loques étaient penchés sur un jeu dont les pions étaient des cailloux peints.