Sammy Sal avait coincé Ringer contre une cuve recyc bleue. L’autre commençait à s’affoler dans sa petite tête aux possibilités de réflexion rudimentaires.
— J’t’ai rien fait à toi, mec !
— Tu as encore tagué des ascenseurs, Ringer.
— Mais j’t’ai rien fait à toi !
— Relation de cause à effet, espèce d’enculé de mes deux. Je sais qu’il s’agit d’une notion trop complexe pour ta cervelle d’oiseau, mais essaie quand même. Tu fais une connerie, tu t’attires des emmerdes. Tu signes ton nom dans les putains d’ascenseurs de luxe des clients, et c’est nous qui te faisons chier.
Sammy Sal passa les longs doigts de sa main gauche sur le casque bosselé de Ringer, le saisit comme un ballon de basket et le fit tourner en le soulevant. La courroie s’enfonça dans le menton de Ringer.
J’t’ai rien fait ! réussit-il à dire d’une voix étranglée.
Chevette se faufila pour aller récupérer sa bécane dans le râtelier sous le portrait de Shapely. Quelqu’un avait fait gicler dans son œil triste de martyr le contenu d’une capote de peinture bleu roi, qui dégoulinait sur sa joue sanctifiée.
— Hé ! cria Sammy Sal. Viens m’aider à lui faire sa fête, à ce branleur !
Elle passa la main dans la boucle de reconnaissance de son vélo et voulut extirper son guidon de l’enchevêtrement d’acier au molybdène, de graphite et de revêtement à l’aramide du râtelier. Les alarmes des autres bécanes se déclenchèrent toutes en même temps en un concert frénétique de bêlements à fendre l’oreille, de sirènes numériques dans le grave, avec au milieu de tout ça un chapelet d’insultes en espagnol évoquant les sifflements sonores d’un serpent adroitement mixés avec des glapissements de cochon qu’on égorge. Elle fit promptement tourner sa bécane, glissa le bout de sa chaussure dans le cale-pied et fonça vers la rue, en faisant presque la culbute au moment où elle se mettait en selle. Du coin de l’œil, elle vit Sammy Sal qui lâchait Ringer.
Elle eut le temps de le voir enfourcher son engin, un gros cadre à mouchetures noires et roses Fluoro-Rimz alimentées par la dynamo du moyeu.
Sammy Sal la suivait. Jamais elle n’avait eu moins besoin de compagnie.
Elle décolla.
Déproje, mais déproje quoi !
Comme dans le rêve de ce matin, mais en plus terrifiant.
12
Mouvements oculaires
En regardant bien ces deux flics de San Francisco, Svobodov et Orlovsky, Rydell décida qu’il avait une chance pour que le fait de bosser avec Warbaby soit finalement plus intéressant qu’il ne l’avait cru au départ. Ces gars-là, c’était des vrais de vrais, tout ce qu’il y avait de plus dans le coup. La brigade des Homicides était un colosse qui battait largement toutes les autres brigades.
Il se trouvait en Californie du Nord depuis quarante-huit minutes à peine, et voilà qu’il était déjà assis devant un comptoir à boire un café avec des flics des Homicides. Sauf qu’ils buvaient du thé. Du thé chaud, dans des verres, avec plein de sucre. Rydell était à un bout, à côté de Freddie, qui buvait du lait. Ensuite, il y avait Warbaby, le chapeau toujours sur la tête, puis Svobodov, puis Orlovsky.
Svobodov était presque aussi grand que Warbaby, mais il paraissait tout en muscles et en os. Ces cheveux longs, d’un blond pâle, étaient coiffés en arrière sur son front bosselé. Les sourcils étaient à l’avenant, et la peau tendue et luisante, comme s’il était resté trop longtemps devant les flammes d’un foyer. Orlovsky était mince et brun, avec une petite mèche de cheveux rebelle en haut du front, le dos des mains velues jusqu’à la première phalange, et des lunettes qui paraissaient sciées en deux dans le sens de la largeur.
Ils avaient tous les deux le truc du regard, celui qui vous transperçait, vous paralysait et vous remplissait, lourd et inerte comme du plomb.
Rydell avait suivi des cours là-dessus à l’académie de police, mais ça n’avait pas vraiment pris sur lui. Ils appelaient ça Désensibilisation et Réaction par Mouvements Oculaires. L’instructeur était un vieux psychologue spécialisé dans les techniques médico-légales, qui s’appelait Bagley et qui avait enseigné à l’Université de Duke. Ses cours avaient tendance à digresser vers des histoires de tueurs en série qu’il avait traités à Duke. Accidents de strangulation auto-érotique et autres. Cela faisait passer le temps, entre un cours de Maîtrise d’Agresseur à Haut Profil et une séance de Scénarios sur les Systèmes d’Entraînement au Maniement des Armes à Feu. Mais Rydell était généralement sur les genoux après Maîtrise d’Agresseur parce que l’instructeur lui demandait toujours de jouer le rôle de l’agresseur. Il ne comprenait pas pourquoi. À cause de cela, il avait du mal à se concentrer sur les Mouvements Oculaires, et si, par hasard, il réussissait à tirer quelque chose d’utile de l’enseignement de Bagley, une séance de SSEMAF lui faisait généralement tout oublier. Les SSEMAF revenaient à combattre des opposants virtuels, mais avec des armes à feu, et des vraies.
Lorsque les SSEMAF totalisaient votre score, ils prenaient en compte vos blessures en même temps que celle de l’adversaire dirigé par l’ordinateur, et vous départageaient en fonction des circonstances de la mort du perdant, selon qu’il avait saigné à mort ou succombé à un choc hydrostatique. Il y avait des gens qui devenaient complètement paranos après deux séances de SSEMAF et conservaient des séquelles post-traumatiques, mais Rydell ressortait invariablement de là avec un grand sourire à manger de la merde. Non qu’il ait un tempérament violent ou que la vue du sang lui soit indifférente, mais il précipitait toujours les choses, et pour lui rien de tout cela n’était réel, il n’avait donc jamais appris à jeter un sort légal aux gens avec ses yeux. Mais ce lieutenant Svobodov, il était mucho doué pour cela et son compère, le lieutenant Orlovsky avait sa propre technique, presque aussi efficace, surtout quand il la mettait en pratique en regardant par-dessus ses demi-verres rectangulaires. Il ressemblait lui-même, de toute manière, à une espèce de loup-garou, ce qui aidait beaucoup.
Rydell savait toujours repérer immédiatement le look de la brigade des Homicides de San Francisco, qui semblait à base de vieille gabardine beige sur un gilet pare-balles noir sur une chemise blanche avec cravate. La chemise en coton oxford était boutonnée jusqu’en bas et la cravate était rayée comme pour montrer qu’ils appartenaient à un club ou quelque chose comme ça. Le pantalon était à revers, et ils portaient des chaussures en cuir à gros grains et à bout retourné avec des semelles Vibram à crampons. Les seules personnes, à peu près, qui portaient des chemises, des cravates et des pompes comme ça étaient des immigrés qui voulaient avoir l’air aussi américain que possible. Mais couronner ça avec un pare-balles et un vieux London Fog, c’était une vraie déclaration d’intentions. La crosse profilée en plastique du H & K ne déparait pas non plus. Rydell le voyait dépasser du gilet ouvert de Svobodov. Il avait oublié le numéro, mais c’était sans doute celui avec le chargeur juste en dessous du haut du canon, qui tirait des munitions sans douille pareilles à des crayons de cire, avec leur propulseur en plastique moulé autour de fléchettes en alliage léger ressemblant à de longs clous.
— Si nous savions ce que tu sais déjà, Warbaby, ça nous simplifierait peut-être la vie, dit Svobodov.
Il regarda autour de lui dans le petit restaurant et sortit un paquet de Marlboro de la poche de sa gabardine.