— Ce programme porno qu’ils ont trouvé dans l’œsophage du mec.
Si Warbaby avait la voix triste, Freddie avait le ton de celui qui ne s’énerve jamais. Mais Warbaby donnait l’impression d’être vraiment triste, alors que la voix relaxée de Freddie donnait exactement l’impression du contraire.
— C’est plein de langage codé, un programme comme ça. Le meilleur est caché derrière la tapisserie, tu comprends ? Il faut des courbes fractales pour rendre la texture de la peau, par exemple, et ça demande beaucoup de lignes de code…
— Tu es dans les ordinateurs, Freddie ?
— Je suis le conseiller technique de M. Warbaby.
— Et de quoi sont-ils en train de parler, d’après toi ?
Freddie se pencha pour toucher l’une de ses baskets. Les mots en rouge s’éteignirent.
— Ils parlent affaires.
— Et c’est quoi leurs affaires ?
— Ils négocient. On veut savoir ce qu’ils ont sur Blix, le mec qui est mort.
— Ouais ? Et nous, alors, qu’est-ce qu’on a ?
— Nous ? siffla Freddie. Toi, tu conduis, c’est tout.
Il ramena ses jambes en arrière et se redressa.
— Mais il n’y a pas de secret, ajouta-t-il. SecurIntens et DatAmerica, c’est plus ou moins la même chose.
— Sans déconner, qu’est-ce que ça veut dire ?
Svobodov semblait alimenter le gros de la conversation.
— Ça veut dire qu’on a un fichier de renseignement plus épais que celui de la police. La prochaine fois que le vieux Robobof aura besoin de fourrer son nez dedans, il se rappellera qu’il nous a fait une fleur. Mais ce soir, ça lui fait mal au cul.
Rydell se souvint de la fois où il était allé chez Big George Kechakmadze à l’occasion d’un barbecue et où l’autre avait essayé de le faire adhérer à la Nationale Rifle Association.
— Il y a beaucoup de Russes dans la police par ici ?
— Par ici ? Il y en a partout.
— C’est drôle, qu’il y en ait tant.
— Réfléchis. Ils avaient tous un putain d’État policier chez eux. Ils ont peut-être une attirance pour ça.
Svobodov et Orlovsky grimpèrent dans la baleine grise. Warbaby marcha jusqu’à la Patriot en se servant de sa canne en alliage. La voiture de police se dressa de quinze centimètres sur sa suspension hydraulique et commença à gémir et à frémir tandis que la pluie dansait sur son long capot sous les effets de l’accélération du moteur.
Bon Dieu ! fit Rydell. Ils se fichent complètement qu’on les voie ou non.
— Ils veulent que tu les voies, murmura énigmatiquement Freddie.
Warbaby ouvrit la portière arrière droite et se mit en devoir de faire entrer sa jambe raide dans la voiture.
Démarre, dit-il en claquant la portière. Question de protocole. On s’en va les premiers.
— Pas dans ce sens, objecta Freddie. Ça mène à Candlestick Park. On va de l’autre côté.
— C’est vrai, fit Warbaby. On a à faire en ville.
L’idée l’attristait.
La partie basse de San Francisco était quelque chose à voir. Tout était entouré de collines, également construites, et cela donnait à Rydell une impression… qu’il avait du mal à définir. L’impression de se situer quelque part dans un endroit particulier, qu’il n’aimait pas forcément, mais c’était tout le contraire de L.A., où on avait toujours le sentiment d’être largué sur une plaque de lumière qui s’étendait jusqu’au bord de l’infini. Ici, c’était comme s’il venait vraiment de quelque part, avec tous ces vieux bâtiments qui l’entouraient, collés les uns aux autres, le plus moderne étant celui qui était hérissé d’épines, avec des tas de fioritures et de corbeilles machin-chose (mais il savait que celui-là aussi était très vieux). L’air était frais et humide, la vapeur miroitait en montant des grilles du trottoir. Il y avait foule dans les rues, mais ce n’étaient pas les gens qu’on avait l’habitude de voir. Ils étaient bien habillés, ils avaient un emploi. Un peu comme les habitants de Knoxville, se disait-il, mais ce n’était pas ça non plus. L’endroit était tout simplement nouveau.
— Non, mon pote, tu prends à gauche ! À gauche ! s’écria Freddie en martelant du poing le dossier de son siège.
Encore une grille à mémoriser. Rydell jeta un coup d’œil au curseur du plan affiché sur le tableau de bord de la Patriot. Il cherchait un endroit où tourner à gauche pour gagner cet hôtel, le Morrisey.
— Ne secoue pas le siège de M. Rydell quand il conduit, fit Warbaby.
Il tenait, tassé dans ses mains, un rouleau faxé d’un mètre quatre-vingts, arrivé en route. Rydell pensait que c’était le dossier de Blix, celui qui s’était fait trancher la gorge.
— Fassbinder, murmura Freddie. Vous avez entendu parler de Rainer Fassbinder ?
— J’ai pas envie de plaisanter, Freddie, fit Warbaby.
— C’est pas une plaisanterie. J’ai passé le portrait de ce Blix à “Séparés à la naissance”. Vous vous rappelez, cette photo de macchabée que le Russe vous a envoyée ? Le programme dit qu’il ressemble à Rainer Fassbinder. Un macchabée, avec la gorge ouverte. Ce Fassbinder, il devait avoir une sacrée tronche, hein ?
Warbaby soupira.
— Freddie…
— C’est un Allemand, en tout cas. Question nationalité, ça colle.
— M. Blix n’était pas un Allemand, Freddie. Ce papier dit qu’il ne s’appelait même pas Blix. Laisse-moi lire un peu. Et Rydell a besoin de concentration pour s’habituer à conduire en ville.
Freddie émit un grognement indistinct. Puis Rydell entendit ses doigts cliqueter sur le petit ordinateur qu’il emportait partout avec lui.
Il prit à gauche à l’endroit qui lui paraissait approprié. Zone de combats. Ruines. Feux allumés dans des fûts en acier. Silhouettes accroupies dans l’ombre, le visage d’une blancheur de vampire.
— Ne ralentis pas, lui dit Warbaby. N’accélère pas non plus.
Quelque chose arriva en tournoyant sur le pare-brise et s’écrasa avec un bruit mou avant d’être arraché par la vitesse en laissant une traînée jaunâtre. La chose lui avait semblé grise et sanguinolente, comme une longueur d’intestin.
Rouge au carrefour.
— Brûle le feu, ordonna Warbaby.
Rydell obéit, parmi un concert de protestation d’avertisseur. La traînée jaune était toujours là.
— Arrête. Non. Sur le trottoir. Oui.
Les Goodyear Streetsweepers de la Patriot mordirent sur le bord irrégulier du trottoir.
— Dans la boîte à gants.
Une lumière s’alluma lorsque Rydell l’ouvrit. Un flacon de Windex, un rouleau d’essuie-tout gris et une boîte de gants chirurgicaux jetables en latex.
— Tu peux y aller, lui dit Warbaby. Personne ne nous embêtera.
Rydell enfila un gant, prit le Windex et du papier, et sortit.
— N’en mets pas sur toi, dit-il à haute voix.
Il pensait à Sublett. Il aspergea la traînée jaune d’une bonne giclée de Windex, mit en boule deux ou trois feuilles d’essuie-tout dans sa main gantée, et frotta jusqu’à ce que le pare-brise soit propre ; puis il retourna le gant sur la boule de papier, comme on le lui avait appris à l’académie de police, mais il hésita sur ce qu’il fallait en faire.
— Jette ça par terre, fit Warbaby de l’intérieur de la Patriot.
Rydell obéit. Puis il recula de cinq pas et vomit. Il s’essuya les lèvres avec un essuie-tout propre, remonta en voiture, ferma la portière, mit la sûreté et replaça le Windex et le rouleau dans la boîte à gants.
— Tu vas te gargariser avec ça, Rydell ?
— Ferme-la, Freddie, ordonna Warbaby.
La suspension de la Patriot grinça quand il se pencha en avant.