— Probablement des tripes d’un abattoir voisin, dit-il. Mais c’est bon à savoir, que tu prends des précautions. (Il se laissa de nouveau aller en arrière.) On a eu une organisation, dans le temps qui se faisait appeler “L’épée de cochon”. Jamais entendu parler ?
— Non, fit Rydell. Jamais.
— Ils piquaient des extincteurs dans les couloirs d’immeubles. Puis ils les rechargeaient avec du sang, qu’ils se procuraient dans les abattoirs. Mais ils faisaient courir le bruit que c’était du sang humain, tu comprends ? Avec leurs extincteurs, ils suivaient les Adorateurs de Jésus, quand ces gens-là défilaient dans la rue, et…
— Seigneur Jésus ! fit Rydell.
— Comme tu dis, fit Warbaby.
— Tu vois cette porte ? demanda Freddie.
— Laquelle ?
Le hall d’entrée du Morrisey donnait à Rydell envie de chuchoter, comme une église ou un salon mortuaire. La moquette était si feutrée qu’elle lui donnait envie de s’allonger dessus pour piquer un roupillon.
— La noire, lui dit Freddie.
Rydell aperçut un rectangle de laque noire, parfaitement uni, sans la moindre poignée. Quand il y pensait bien, ça ne collait avec rien d’autre autour. Il n’y avait à côté que du bois poli, du bronze granulé et des panneaux de verre sculpté. Si Freddie ne lui avait pas dit que c’était une porte, il l’aurait prise pour une œuvre d’art, un tableau de peinture ou quelque chose comme ça.
— Et alors ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’elle a de spéciale ?
— C’est un restaurant. Et il est si cher que tu ne peux même pas y mettre les pieds.
— Je sais. Il y en a beaucoup comme ça.
— Non, insista Freddie. Même si tu étais richissime, si le fric te sortait par le cul, tu ne pourrais quand même pas y entrer. C’est privé. Un machin japonais.
Ils attendaient devant le comptoir de la sécurité pendant que Warbaby parlait à quelqu’un au téléphone intérieur. Les trois préposés derrière le comptoir portaient l’uniforme de SecurIntens, mais enjolivé, avec des logos en bronze sur leur casquette.
Rydell avait garé la Patriot dans un parking souterrain des profondeurs de l’hôtel. Il n’avait jamais rien vu de semblable de toute sa vie. Des groupes de cuisiniers en blanc rassemblaient une centaine d’assiettes garnies d’une espèce de pelure de salade tandis qu’une armée de petits aspirateurs Sanyo aux couleurs pastel se suivaient à la queue leu leu en émettant de petits bips. Quand on se tenait dans le hall, on n’avait pas idée de tout ce qu’il pouvait y avoir dans les coulisses d’un endroit pareil.
Dans la suite pour VIP de Knoxville qu’il avait partagé avec Karen Mendelsohn, il y avait ces petits robots coréens qui nettoyaient quand on ne regardait pas. Il y en avait même un, spécial, qui bouffait la poussière des murs. Mais Karen n’avait pas été impressionnée. Cela signifiait seulement qu’ils ne pouvaient pas se payer du personnel en chair et en os, disait-elle.
Rydell vit Warbaby se tourner pour rendre le téléphone à l’un des préposés à casquette et faire signe à Freddie et à lui-même de le rejoindre. Il se pencha en avant sur sa canne tandis qu’ils s’avançaient vers lui.
— Ils vont nous faire monter, dit-il.
La casquette à qui il avait donné le téléphone sortit de derrière le comptoir. Il vit que Rydell portait une chemise de SecurIntens à l’écusson arraché, mais ne fit aucun commentaire. Rydell se demandait quand il aurait l’occasion de s’acheter des fringues, et où il fallait aller pour cela. Il jeta un coup d’œil à la chemise de Freddie, en se disant que ce n’était probablement pas à lui qu’il allait le demander.
— Par ici, monsieur, dit la casquette à Warbaby.
Freddie et Rydell les suivirent dans le hall. Rydell remarqua la manière dont Warbaby plantait sa canne dans la moquette, en faisant cliqueter l’armature de sa jambe comme une montre au ralenti.
13
Les boules
Il y avait un moment où, quand elle pédalait à fond, quand elle déprojait vraiment, Chevette se sentait libérée de tout. De la cité, de son corps, et même du temps. C’était la vape du coursier, elle le savait, et cela lui apportait un parfum de liberté. C’était dû à la fusion, à la synchronisation parfaite avec la machine. La bécane entre ses jambes était une queue mutante hyper-évoluée, patiemment fignolée à travers de longs siècles. Un souple et complexe mécanisme en os, chaussé de pneus armés de lexan, avec des roulements pratiquement sans friction et des amortisseurs à gaz. Elle était totalement intégrée à la cité, à ces moments-là, petite pastille infatigable d’énergie et de matière qui faisait ses mille choix d’instant en instant, selon la fluidité de la circulation, selon l’éclat de la pluie sur les rails de tramway, selon la manière dont la chevelure acajou d’une secrétaire retombait de pure grâce épuisée sur les épaules de son manteau en loden.
Elle commençait à ressentir cet effet, malgré tout le reste. Si elle s’abandonnait, si elle cessait de penser, si elle laissait son esprit sombrer dans l’inexplicable complexité à base d’os, de roues dentées et de cadre japonais en carton entouré de carbone…
Mais Sammy Sal vint s’aligner à côté d’elle, les basses s’échappant de sa boîte à rythmes à conduction osseuse. Elle dut monter d’un bond sur le trottoir pour éviter de mettre sa roue sur une grille du BART. Ses pneus laissèrent des traînées noires tandis que les freins à particules entraient en action et que Sammy Sal freinait en tandem, ses Fluoro-Rimz lançant des éclats affaiblis.
— Il y a quelque chose qui te turlupine, ma bibiche ? demanda-t-il en posant la main sur son bras, brutalement avec rudesse. Tu rêves d’un produit miracle qui te donnerait des ailes et de la cervelle, pas vrai ?
— Fous-moi la paix.
— Pas question. C’est moi qui t’ai branchée sur ce boulot, et tu es en train de tout foutre par terre. Je veux savoir pourquoi.
Il abattit son autre main sur la mousse noire du cadre, faisant taire la musique.
— S’il te plaît, Sammy. Il faut que je rentre chez Skinner.
Il lui lâcha le bras.
— Pourquoi ?
Elle faillit tousser, s’en empêcha, prit trois profondes inspirations.
— Tu as déjà volé quelque chose, Sammy Sal ? Je veux dire, pendant le travail.
Il la regarda.
— Non, fit-il au bout d’un moment, mais il m’est arrivé de baiser avec la clientèle.
Chevette frissonna.
— Moi jamais.
— Non, fit Sammy Sal. Mais tu n’as pas de cartons pour les mêmes endroits que moi. En plus, tu es une nana.
— J’ai volé quelque chose hier soir. Dans la poche d’un mec, au Morrisey.
Sammy Sal s’humecta les lèvres.
— Comment ça se fait que tu avais la main dans sa poche ? C’est quelqu’un que tu connaissais ?
— C’était un trou-du-cul, fit Chevette.
— Celui-là, je crois que je le connais.
— Il me faisait chier. Et j’ai vu ce truc dépasser de sa poche.
— Tu es sûre que son truc dépassait de sa poche ?
— Sammy Sal ! Je parle sérieusement ! J’ai une frousse terrible !
Il la regarda de plus près.
— C’est ça. Tu as la frousse. Tu piques un truc à un mec, et tu as la frousse après.
— Bunny m’a dit que des types de la sécurité ont appelé Allied. Ils ont parlé à Wilson et tout. Ils me cherchent.
— Merde, fit Sammy Sal sans cesser de l’observer. J’étais sûr que t’étais bourrée au dancer, que Bunny s’en était aperçu et qu’il te faisait chier avec ça. C’est juste que tu as peur de ces types ?