— Oui, dit-elle en tournant les yeux vers lui.
— Je ne comprends pas très bien. Qu’est-ce qui te fout la trouille, au juste ?
— Qu’ils aillent chez Skinner et qu’ils les trouvent.
— Qu’ils trouvent quoi ?
— Les lunettes.
— Les lunettes de quoi ? D’approche ? De W.-C. ?
— Des lunettes noires. Comme des lunettes de soleil, mais on ne voit rien à travers.
Sammy Sal pencha de côté sa tête de beau garçon.
— Et ça veut dire quoi ça ?
— Elles sont toutes noires.
— Des lunettes de soleil ?
— Oui, mais entièrement noires.
— Hum… Si tu avais un peu baisé avec la clientèle, mais juste le haut de gamme, comme moi, tu saurais ce que c’est que ce truc. Tu ne dois pas avoir beaucoup de copains dans le gratin, ma parole. Si tu sortais avec des architectes, des chirurgiens du cerveau, par exemple, tu aurais déjà vu des machins comme ça.
Il tendit la main pour donner une chiquenaude à la chaînette qui pendait au bout de la fermeture à glissière du col de son blouson.
— Ce sont des lunettes à LV, dit-il. Lumière Virtuelle.
Elle en avait entendu parler, mais elle n’était pas sûre de bien savoir ce que c’était.
— Ça coûte cher, Sammy Sal ?
— Un paquet. Autant qu’une caisse japonaise, un peu plus, peut-être. Les verres sont entourés de petits pulseurs à effet électromagnétique, qui agissent directement sur le nerf optique. Un copain m’en a amené une paire, un jour, de son travail. Un cabinet d’architectes paysagistes. Tu les mets sur le nez et tu sors faire un tour. Tout est normal, mais chaque fois que tu regardes une plante, un arbre, il y a un petit carton qui apparaît, avec le nom en latin ou quelque chose comme ça.
— Mais elles sont complètement opaques !
— Pas si tu les allumes. Dès qu’elles sont activées, elles ne ressemblent même plus à des lunettes de soleil. Elles te donnent l’air sérieux, tu vois ce que je veux dire ? C’est ton problème ça, ajouta-t-il avec un grand sourire. Tu as l’air beaucoup trop sérieuse, en général.
Elle eut un frisson.
— Tu ne veux pas venir avec moi chez Skinner, Sammy Sal ?
— L’altitude, ça ne me va pas tellement. Un jour, votre foutu cagibi va s’envoler du haut du pont, et je préfère ne pas être là.
— S’il te plaît, Sammy. Cette histoire me fout les boules. Tant que je suis avec toi, ça va, mais si tu me laisses et que je me mette à penser à tout ça, je sens que je vais flipper. Qu’est-ce que je dois faire ? Imagine que les flics soient là quand je rentrerai. Qu’est-ce que Skinner va leur dire s’ils l’interrogent ? Qu’est-ce que je vais devenir si je vais travailler demain et que Bunny m’annonce que je suis virée ?
Sammy Sal lui lança le même regard que le soir où elle lui avait demandé de la faire entrer chez Allied. Puis il sourit, d’une drôle de manière, presque mauvaise, en exhibant ses petites dents pointues et brillantes.
— Il faut que tu tiennes le coup, ma vieille. Allez, on y va. Pédale !
Il décolla du trottoir sur sa roue arrière. Ses Fluoro-Rimz lancèrent des éclats blancs au néon dès qu’il retomba en pompant sur les pédales. Il avait dû actionner sa sono en même temps, car elle perçut les pulsations des basses quand elle s’inséra dans la circulation derrière lui.
14
Loveless
— Tu veux une autre bière, mon loulou ?
La femme derrière le comptoir avait une arabesque noire très complexe de chaque côté de son crâne rasé, jusqu’à ce que Yamazaki supposait être sa ligne de séparation naturelle. Le style du tatouage était un mélange de nœuds celtes et d’éclairs des bandes dessinées. Les cheveux, au sommet de son crâne, ressemblaient à la peau de quelque animal nocturne qui se serait nourri de vaseline et d’eau oxygénée. Son oreille gauche était percée un peu partout, à une douzaine d’endroits au moins, par un mince fil d’acier d’un seul tenant. En temps ordinaire, Yamazaki aurait trouvé ce genre de spectacle très intéressant, mais il était plongé pour le moment, dans sa rédaction, sur le bloc-notes ouvert devant lui.
— Non, merci, dit-il.
— Tu cherches à baiser ou quoi ?
Elle avait dit cela sur un ton parfaitement enjoué. Il leva les yeux du bloc-notes. Elle attendait sa réponse.
— Pardon ?
— Si tu veux rester ici, il faut que tu consommes, mon bonhomme.
— Une bière, je vous prie.
— La même chose ?
— Oui, s’il vous plaît.
Elle lui décapsula une bouteille de bière mexicaine. Les fragments de glace glissèrent lentement sur les côtés tandis qu’elle posait la bouteille devant lui sur le comptoir à sa gauche. Yamazaki retourna à son bloc-notes.
Skinner a essayé avec insistance de me convaincre qu’il n’y avait derrière tout cela aucune volonté délibérée, aucune structure sous-jacente. Rien d’autre que le squelette, le pont, le Thomasson à proprement parler. Quand le Little Grande est survenu, ce n’était pas Godzilla. En fait, il n’y a pas de mythe équivalent dans cette culture et à cet endroit (bien que cela ne soit pas forcément vrai de Los Angeles). La Bombe, si longtemps attendue, s’est estompée dans les lointains. À sa place, il y a eu une série de malheurs, de cataclysmes étalés dans le temps. Mais quand Godzilla est enfin arrivé sur Tokyo, nous étions tous plongés dans le désespoir et la négation. En vérité, nous avons accueilli avec une espèce de soulagement les destructions les plus horribles. Nous avions le sentiment, tout en pleurant nos morts, qu’une occasion extraordinaire était de nouveau en train de s’offrir à nous.
— Pas mal, fit le client sur sa gauche en posant la main sur le bloc-notes. Ça doit être japonais. C’est joli.
Yamazaki leva les yeux, le sourire incertain, pour rencontrer un regard d’un vide étonnant, brillant, intense, mais pourtant d’une platitude absolue.
— Ça vient du Japon, oui, dit-il.
La main se retira lentement, caressante, du bloc-notes.
— Loveless, lui dit l’homme.
— Je vous demande pardon ?
— Loveless. C’est mon nom.
— Yamazaki.
Les yeux très pâles et espacés, étaient ceux de quelque chose qui vous regarde du fond d’une eau immobile.
— Ouais. Je me doutais bien que c’était un truc comme ça.
Sourire décontracté, ponctué d’archaïques reflets d’or.
— Comme quoi ?
— Un truc japonais. Quelque chose en “zuki” ou en “zaki”.
Le sourire se fit un peu plus incisif.
— Buvez votre Corona, M. Yamazaki, fit-il en refermant sa main sur son poignet. Ça vous donnera un peu de chaleur, hein ?
15
Au 1015
Il y avait un produit appelé Kil’Z, que Rydell avait appris à connaître à l’école de police. Son odeur évoquait un peu ces vieilles lotions capillaires, fraîches et piquantes, et on l’utilisait dans certaines situations où des quantités considérables de fluides corporels avaient été répandus. C’était un antiviral capable d’anéantir tous les rétrovirus du sida de 1 à 5, le Congo-Crimée, la fièvre de Mokola, la dengue de Tarzana et la grippe de Kansas City.
C’était cette odeur qu’il sentait maintenant tandis que l’homme de SecurIntens utilisait un passe anodisé noir pour ouvrir la porte du 1015.
— On fera attention de bien refermer en sortant, fit Warbaby en touchant de l’index le bord de son chapeau.
L’homme hésita, puis s’inclina.