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— Alors demanda Warbaby, qu’est-ce que tu en penses ?

Rydell ne comprenait pas ce qu’il voulait savoir. Il murmura finalement :

— Pas mal.

Il entendit Freddie qui reniflait dédaigneusement, comme si c’était la dernière chose à dire. Mais Warbaby approuva.

— C’est bien, dit-il. Comme ça, tu te souviendras d’elle.

16

Sunflower

Sammy Sal la perdit là où Bryant Street se transformait en une succession de pièges à tank en béton. Malgré sa taille, il n’avait pas son égal quand il s’agissait de faire du slalom. Il prenait des virages à des angles impossibles. Il était capable de faire des bonds sur sa roue avant et de pivoter sur trois cent soixante degrés s’il le fallait. Chevette l’avait vu faire ça pour gagner un pari. Mais elle avait sa petite idée sur l’endroit où elle pourrait le retrouver.

Elle leva la tête au moment où elle se faufilait entre les deux premières dalles. Le pont semblait la regarder de tous ces yeux de torches et de néons. Elle avait vu, en photo, à quoi il ressemblait avant, quand les voitures se croisaient dessus à longueur de journée. Mais elle n’y avait jamais cru vraiment. Le pont était ce qu’il était, et il avait toujours été comme ça, impossible que ce soit différent. Un refuge, un sanctuaire d’étrangeté, l’endroit où elle dormait, celui qui abritait les rêves d’une multitude.

Elle dérapa devant une charrette de poisson perdant sa traction sur la glace pilée et sur les entrailles grises que les mouettes allaient se disputer au matin. Le marchand de poisson lui cria quelque chose au passage, qu’elle ne saisit pas.

Elle continua, entre les étals et les charrettes du petit commerce du soir, cherchant Sammy Sal partout.

Elle le trouva là où elle se doutait depuis le début qu’il l’attendrait, appuyé sur son guidon à côté d’une roulotte d’espresso, pas même essoufflé. Une fille au faciès mongolien, aux pommettes taillées à la serpe et qui semblaient couvertes d’une épaisse couche de miel, était en train de lui préparer une tasse. Chevette serra ses freins à particules et s’arrêta, les roues bloquées à côté de lui.

— J’ai pensé que j’avais le temps de m’offrir un petit noir, dit-il en prenant la minuscule tasse des mains de la fille.

Elle avait mal aux mollets d’avoir forcé pour le rattraper.

— Tu as bien fait, dit-elle.

Elle jeta un coup d’œil au pont, puis fit signe à la fille de lui servir une tasse. Elle la regarda vider le marc fumant d’un coup sec, remplir le panier-filtre d’une nouvelle dose qu’elle tassa de la main, puis remonter le levier pour insérer d’une torsion le panier dans la machine.

— Tu sais, lui dit Sammy Sal après avoir goûté une brève gorgée, tu ne devrais pas avoir ce genre de problème. Ce n’était pas nécessaire. Il n’y a que deux sortes de gens. Ceux qui peuvent se payer des hôtels comme ça, d’un côté, et nous de l’autre. Avant, il y avait une classe moyenne, entre les deux. Mais ça n’existe plus. Toi et moi, notre seul contact avec ces gens, ça consiste à leur porter leurs messages. On est payés pour ça. On essaie de ne pas salir leur moquette quand il pleut, et puis on s’en va, d’accord ? Mais qu’est-ce qu’on trouve à l’interface, là où les deux mondes se touchent ?

Chevette se brûla les lèvres en essayant de boire l’espresso.

— Le crime, continua Sammy Sal. Le sexe, la drogue, la plupart du temps.

Il posa la tasse sur le comptoir en contre-plaqué de la roulotte.

— Ça se résume à ça, dit-il.

— Tu baises avec eux, fit Chevette. C’est toi-même qui me l’as dit.

Sammy Sal haussa les épaules.

— J’aime bien ça. Mes ennuis viennent de là, c’est vrai. Mais toi, tu as fait ton truc sans raison. Tu as crevé la membrane. Tu as laissé tes doigts explorer tout seuls. C’est un tort.

Chevette souffla sur son café.

— Je sais.

— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?

— Je vais grimper dans la chambre de Skinner, prendre ces foutues lunettes, monter sur la terrasse et les balancer à la flotte.

— Et ensuite ?

— Ensuite, je ferai comme si de rien n’était, jusqu’à ce que quelqu’un se pointe.

— Et ensuite ?

— J’ai rien vu, j’ai rien fait. Ça n’est jamais arrivé.

Il hocha lentement la tête, mais sans cesser de l’étudier.

— Je ne sais pas. Ça va peut-être se passer comme ça, peut-être pas. Si quelqu’un tient vraiment à récupérer ces lunettes, ils peuvent te faire chier pour de bon. Il y a un autre scénario. On prend les lunettes, on retourne chez Allied et on leur raconte comment c’est arrivé.

— On ?

— Oui. Je vais avec toi.

— Ils vont me virer.

— Tu te trouveras un autre boulot.

Elle vida la petite tasse d’un seul coup, puis s’essuya la bouche du revers de la main.

— Ce boulot, c’est tout ce que j’ai, Sammy. Tu le sais bien. C’est toi qui m’as branchée dessus.

— Tu as un endroit où dormir. Tu as ce vieux tordu qui t’a recueillie…

— C’est moi qui le nourris, Sammy Sal.

— Personne n’a encore touché à ton petit cul, ma louloutte. Si un gros richard décide de t’emmerder parce que tu lui as piqué ses lunettes, tu ne vas pas rester longtemps intacte.

Chevette posa la tasse vide sur le comptoir, fouilla dans la poche de son blouson et donna à la fille quinze dollars pour les deux cafés plus deux de pourboire. Elle carra les épaules sous le blouson de Skinner, en faisant tinter les chaînettes.

— Non, dit-elle. Quand ces foutues lunettes seront au fond de la Baie, personne ne pourra prouver que j’ai fait quoi que ce soit.

Sammy Sal soupira.

— Tu es une innocente.

Cela sonna bizarrement à ses oreilles, comme si elle ne savait pas qu’on pouvait employer ce mot dans ce sens.

— Tu viens, Sammy Sal ?

— Pour faire quoi ?

— Parler à Skinner. Te mettre entre lui et ses magazines. C’est là que je les ai cachées. Derrière la pile de magazines. Il ne faut pas qu’il me voie les prendre. Je monte sur la terrasse et je les balance.

— Si tu veux. Mais tu fais une connerie, à mon avis.

— Je prends le risque, d’accord ?

Elle descendit de son vélo et le poussa vers le pont par le guidon.

— C’est le cas de le dire, fit Sammy Sal.

Il descendit à son tour de sa selle et la suivit en poussant sa bécane.

Il n’y avait eu que trois bonnes choses, trois choses réellement magiques, dans la vie de Chevette. La première, c’était le soir ou Sammy Sal lui avait dit qu’il essaierait de la faire entrer chez Allied, et il avait tenu parole. La deuxième, c’était quand elle avait acheté sa bécane, au comptant à City Wheels, et qu’elle était partie avec. Et la troisième, c’était le soir où elle avait fait la connaissance de Lowell, au Dissidents cognitifs. Si l’on pouvait encore considérer cela aujourd’hui, comme une heureuse occasion.

Cela ne voulait pas dire qu’à ces périodes elle avait eu particulièrement de la chance, car il s’agissait d’une époque uniformément et dangereusement merdique pour elle, avec quelques coups de chance au milieu.

Par exemple, elle avait eu de la veine le soir où elle avait franchi les barbelés pour s’enfuir du foyer d’éducation surveillée de Beaverton, mais c’était une nuit particulièrement pourrie. Elle avait encore des cicatrices aux paumes des deux mains pour le prouver.