Elle avait eu beaucoup de veine, aussi, la première fois qu’elle s’était aventuré sur le tablier inférieur du pont, les genoux en coton du fait de la fièvre qu’elle s’était chopée en descendant la côte du pacifique. Tout lui faisait mal. Les lumières, les couleurs, le moindre bruit. Son esprit tâtonnait pour appréhender le monde extérieur comme un pauvre spectre bouffi. Elle se souvenait du bruit que faisait la semelle bâillante de sa basket en traînant sur le pont jonché de détritus. Ça faisait mal et il avait fallu qu’elle s’assoie un moment. Tout le monde tournait autour d’elle. Le Coréen était sorti en hurlant de sa petite boutique pour lui dire de se relever, de s’en aller, pas ici, pas ici. Et “pas ici” lui avait semblé être une si bonne idée qu’elle s’était levée, la tête en arrière, et n’avait rien senti lorsque son crâne avait percuté le tablier. C’était là que Skinner l’avait trouvé, bien qu’il ne se soit souvenu de rien, plus tard, ou peut-être faisait-il semblant d’avoir tout oublié, elle ne savait pas. Elle ne pensait pas, en tout cas, qu’il avait pu la faire monter chez lui tout seul. Il lui fallait de l’aide même pour monter lui-même, avec sa hanche et cætera. Mais il y avait encore des jours où il avait un reste d’énergie et où l’on voyait à quel point il avait dû être fort, à une époque, car il faisait des choses dont on ne l’aurait jamais cru capable, et elle n’était plus du tout sûre de rien, dans ces moments-là.
La première chose qu’elle avait vue, en rouvrant les yeux, était la lucarne ronde avec les vieux chiffons qui bouchaient les trous des carreaux cassés et le soleil qui filtrait à travers en petites taches de couleurs comme elle n’en avait jamais vu avant. Tout cela s’agitait dans sa vision fiévreuse comme des puces d’eau à la surface d’une mare. Puis les os de son crâne avaient éclaté, le virus l’avait essorée comme le vieil homme avait essoré les serviettes grises dans lesquelles il lui avait enveloppé la tête. Lorsque la fièvre était enfin tombée, qu’elle s’était éloignée à des centaines de kilomètres, semblait-il, au-delà de l’abîme, ses cheveux étaient tombés par poignées, collés aux serviettes mouillées comme de la vieille bourre agglomérée à la poussière.
Lorsqu’ils avaient repoussé, ils étaient plus foncés, presque noirs. Après cela, elle s’était sentie différente. Ou bien, peut-être, de nouveau elle-même.
Elle était restée avec Skinner. Elle faisait ce qu’il lui disait pour leur procurer de la nourriture et faire tourner la maison. Il l’envoyait sur le tablier inférieur, où les camelots étalaient leurs marchandises, avec toutes sortes d’objets. Une clef à molette marquée BMW sur le côté, une boîte en carton déchirée pleine de ces trucs noirs, plats et ronds, qui servaient autrefois, à faire de la musique, un sachet de petits dinosaures en plastique, n’importe quoi. Elle croyait toujours que ça ne valait rien, mais elle en tirait généralement quelque chose. La clef à molette leur avait valu une semaine de bouffe, et deux des trucs ronds avaient rapporté encore plus. Skinner savait d’où venaient ces vieilles choses, et à quoi elles servaient. Il savait qui pouvait en avoir besoin. Au début, elle s’inquiétait parce qu’elle croyait qu’elle ne tirerait pas assez de ce qu’elle vendait, mais Skinner ne semblait pas s’intéresser à ça. Lorsque quelque chose ne se vendait pas, comme les dinosaures en plastique, il le remettait dans son stock, c’était comme ça qu’il appelait les objets rangés au pied de leurs quatre murs.
À mesure qu’elle reprenait des forces et que ses cheveux repoussaient, elle s’éloignait de plus en plus de la chambre au sommet du pylône. Elle ne s’aventurait pas encore dans les deux cités, bien qu’elle eût déjà traversé le pont, sur la partie suspendue, pour voir Oakland de loin. Les choses devaient être différentes, là-bas, bien qu’elle n’eût pas conscience des raisons pour lesquelles elle pensait cela. Mais là où elle se trouvait le mieux, c’était sur le pont suspendu, enveloppée par lui, entourée de gens qui vaquaient à leurs activités quotidiennes, différentes chaque jour. Il n’y avait rien de semblable, à sa connaissance, dans l’Oregon, là-haut, d’où elle venait.
Au début, elle ne savait même pas que cela lui procurait un sentiment de bien-être. Elle avait juste des sensations bizarres, comme si la fièvre l’avait laissée un peu folle dans sa tête. Mais un beau jour elle décida qu’elle était simplement heureuse, dans une certaine mesure, et qu’il allait falloir qu’elle s’y habitue.
Il se trouva, cependant, qu’elle pouvait être, en quelque sorte, heureuse et insatisfaite en même temps. Elle commença donc à mettre de côté une partie de l’argent que rapportait la ferraille de Skinner pour aller explorer la cité de temps à autre, et cela l’occupa passablement pendant quelque temps. Elle découvrit Haight Street et la remonta jusqu’au mur entourant Skywalker, avec le Temple Maudit qui se détachait à l’intérieur, mais elle n’essaya pas d’entrer. Il y avait aussi ce grand parc, tout en longueur, qu’on appelait le Panhandle, et qui était resté public. Beaucoup trop public, se disait-elle, avec tous ces gens, des vieux pour la plupart, ou qui avaient l’air vieux, en tout cas, alignés côte à côte, enveloppés de plastique argenté pour se protéger du rayonnement. Leurs trucs froissés scintillaient comme le costume d’Elvis dans ce film qu’on leur avait passé à Beaverton en vidéo. Ça lui faisait penser à des larves dans des cocons de papier d’aluminium. Ils avaient une façon de remuer, un tout petit peu à la fois, qui lui foutait les boules.
Le Haight lui foutait aussi les boules, à sa façon, bien qu’il y eût des endroits où l’on se serait vraiment cru sur le pont. Il n’y avait personne de normal en vue, et les gens faisaient tout en public, comme si les flics ne mettaient jamais les pieds ici. Mais sur le pont, elle n’avait jamais peur, peut-être parce qu’il y avait toujours des gens qu’elle connaissait dans les environs, des gens qui habitaient là et qui connaissaient Skinner. Le Haight, c’était différent, et elle aimait bien s’y promener, parce qu’il y avait des tas de petites boutiques, des tas d’endroits où l’on vendait à manger pour pas cher. Comme ce marchand de bagels[5] où l’on pouvait acheter ceux qui restaient de la veille. Skinner disait qu’ils étaient meilleurs le lendemain, de toute manière, et que les bagels frais, c’était du poison parce qu’ils constipaient ou quelque chose comme ça. Il avait toujours des idées de ce genre sur des tas de choses. Dans la plupart des boutiques du Haight, on la laissait entrer sans rien dire, à condition qu’elle soit souriante, qu’elle se tienne tranquille et garde ses mains dans ses poches.
Un jour, elle tomba en arrêt, devant un magasin qui portait pour enseigne : GENS DE COULEUR. Elle n’avait aucune idée de ce que l’on pouvait vendre à l’intérieur. Il y avait un rideau au fond de la vitrine, et celle-ci ne contenait que des cactus en pots, des plaques de tôle à moitié rouillées et un tas de petits trucs en acier poli et brillant. Des anneaux et des choses comme ça. Des tiges fines avec des boules aux extrémités. Tout cela était présenté sur les épines des cactus et sur la plaque de tôle. Elle décida d’ouvrir la porte et de jeter un coup d’œil à l’intérieur, parce qu’elle avait vu entrer un jeune couple qui était ressorti peu de temps après et qu’elle savait que la porte n’était pas fermée à clef. Un gros type en salopette blanche, au crâne entièrement rasé, sortit en sifflotant, puis deux grandes femmes aux cheveux noirs, habillées tout en noir, qui ressemblaient à des corneilles élégantes, entrèrent à leur tour. Chevette n’avait jamais été aussi intriguée de sa vie.