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Elle passa la tête. Elle vit derrière un comptoir, une femme aux cheveux roux coupés court. Les murs étaient couverts de grandes fresques genre bande dessinée, qui tapaient dans l’œil, avec des serpents et des dragons partout. Il y avait tellement de dessins qu’il était difficile de tout voir d’un coup. Il fallut que la femme lui crie d’entrer, et de ne pas rester là comme ça à bloquer la porte, pour que Chevette, en s’avançant, s’aperçoive qu’elle portait un corsage en flanelle sans manches, ouvert jusqu’en bas, et que son buste et ses bras étaient entièrement couverts des mêmes dessins.

Chevette avait déjà vu des tatouages au foyer d’éducation, et aussi dans la rue avant cela, mais c’étaient des trucs que l’on pouvait se faire soi-même, avec de l’encre et des aiguilles, du fils et un vieux stylo à bille. Elle s’avança encore, et regarda de plus près les couleurs éclatantes entre les seins de la femme qui, bien qu’elle eût la trentaine, n’étaient pas aussi gros que ceux de Chevette. Il y avait une pieuvre, une rose, des éclairs bleus, et tout cela s’enchevêtrait de manière à ne laisser aucune parcelle de peau nue.

— Vous désirez quelque chose, demanda la femme, ou c’est juste pour regarder ?

Chevette battit des paupières.

— Non, s’entendit-elle répondre, mais je me demandais ce que ça pouvait bien être, tous ces trucs en métal dans la vitrine.

La femme poussa un gros livre noir sur le comptoir et le faisant tourner dans sa direction. Il ressemblait à un classeur d’école, sauf que sa couverture était en cuir noir avec des ferrures chromées. Elle l’ouvrit, et Chevette ébahie vit devant elle un gros machin de mec, qui pendait là, avec deux petites billes en acier qui dépassaient de chaque côté de la tête en forme de coin.

Elle émit une sorte de grognement.

— Ça s’appelle un amphalang, lui expliqua la femme en feuilletant l’album. Haltère. Perce-nez. Labret. Ça, c’est un anneau de masse. Celui-là, on l’appelle une baratte. Ces deux-là, des boulets de canon. Acier chirurgical, niobium, or blanc, quatorze carats.

Elle retourna à la page du gus aux haltères fichés en travers du gland. C’était sûrement la photo qui était truquée, se disait Chevette.

— Ça doit faire mal, murmura-t-elle.

— Pas autant qu’on croirait, fit une grosse voix de basse. Ça fait même du bien, au bout d’un moment.

Chevette leva la tête pour voir un Noir qui lui souriait de toutes ses dents blanches. Il avait un masque de filtration à micropores sur le menton. C’est ainsi qu’elle avait rencontré Samuel Saladin DuPree.

Deux jours plus tard, elle le revit à Union Square, en compagnie d’une bande de coursiers à vélo. Elle avait déjà appris à se méfier des coursiers qui avaient des habits et des coupes de cheveux pas comme tout le monde, des bécanes avec des néons et des roues qui s’éclairaient, des guidons recourbés comme des queues de scorpions et des casques à radio incorporée. Ou bien ils fonçaient pour porter un paquet quelque part, ou bien ils glandaient en buvant du café.

Il était là, à cheval sur sa bécane, en train de mordre dans un demi-sandwich. La musique sortait du cadre rose à points noirs, principalement des basses, et il se trémoussait en rythme. Elle s’approcha obliquement pour mieux voir la bécane, comment elle était faite, littéralement attirée par la complexité des freins et du système de changement de vitesse. Une pure beauté.

— Bing, bang, mon Ampha-lang ! s’écria-t-il. Où est-ce que tu as dégoté des pompes comme ça ?

C’étaient les vieilles baskets de Skinner, trop longues pour elle, alors elle les avait bourrées de papier sur le devant.

— Tiens, lui dit-il en lui donnant l’autre moitié de son sandwich. J’ai plus faim de toute manière.

— Ta bécane, dit-elle en prenant le sandwich.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle est… elle est…

— Elle te plaît ?

— Uh-hu.

Il sourit.

— Cadre Sugawara. Pignons et dérailleurs Sugarawa. Suspension Zuni. Le summum.

— J’aime les roues, fit Chevette.

— C’est juste pour la façade. Et pour être bien vu pas ces tas d’enculés avant qu’ils te passent dessus, tu saisis ?

Chevette toucha le guidon. Elle sentit la musique dans tout son corps.

— Mange ce sandwich, lui dit-il. On dirait que tu en as besoin.

Elle en avait besoin, et elle le mangea. C’est ainsi qu’ils se mirent à parler.

Tandis qu’ils trimbalaient leurs bécanes sur l’épaule dans l’escalier de bois, Chevette lui raconta comment cette Japonaise lui était tombée dans les bras à la sortie de l’ascenseur. Sans elle, Chevette ne serait jamais entrée à cette fête pour voir comment c’était. Sammy grogna. Ses Fluoro-Rimz avaient pris une couleur d’opale morte maintenant qu’ils ne tournaient plus.

— Et qui est-ce qui organisait les réjouissances, Chev ? Tu n’as pas pensé à demander ça ?

Elle se souvint de ce que lui avait dit cette fille, Maria.

— Cody. Il s’appelle Cody.

Sammy Sal s’immobilisa un instant, les sourcils levés.

— Cody Harwood ?

Elle haussa les épaules. Le vélo en carton ne pesait presque rien sur son dos.

— Aucune idée.

— Tu ne sais pas qui c’est ?

— Non.

Elle atteignit le palier et posa la bicyclette pour la pousser.

— Il est friqué à mort. Dans la publicité. Harwood Levine. Mais c’était son père.

— Je t’ai dit que c’était un truc rupin.

Elle ne lui prêtait qu’à moitié attention.

— La compagnie de son père a fait la campagne de Millbank, aux deux élections.

Elle activa la boucle de reconnaissance, sans se soucier de brancher les alarmes sonores de chez radio Shack. Les Fluoro-Rimz de Sammy se mirent à pulser tandis qu’il posait sa bécane à côté de la sienne.

— Je vais les attacher ensemble, dit-elle. Ça ne risque rien, ici, de toute manière.

— C’est ce que j’avais dit, fit Sammy Sal, pour les deux dernières qu’on m’a piquées.

Il la regarda sortir le câble, l’enrouler autour de son cadre en prenant bien soin d’éviter l’émail rose et noir, puis verrouiller la serrure avec son pouce.

Elle s’avança vers la petite nacelle jaune, heureuse de la voir en bas, là où elle l’avait laissée, plutôt qu’en haut du plan incliné.

— On y va, d’accord ?

Elle se souvint soudain qu’elle devait ramener de la soupe de chez Thaï Johnny à Skinner, celle au citron aigre-doux qu’il aimait tant.

Quand elle avait dit à Sammy qu’elle voulait être coursier et avoir sa bécane à elle, il lui avait offert un petit casque mexicain qui servait à apprendre toutes les rues de San Francisco. En trois jours, elle avait eu à peu près tout dans la tête. Elle disait que le principal, c’était de connaître les immeubles, leurs entrées, leurs habitudes, la manière de ranger sa bécane pour ne pas se la faire piquer. Mais quand Sammy l’avait emmenée voir Bunny, l’instant avait été magique.

En trois semaines, elle avait gagné assez pour se payer sa première vraie bécane. Ça aussi c’était magique.

À cette époque, elle avait commencé à fréquenter, après les heures de boulot, deux filles de chez Allied, Tami Two et Alice Maybe, et c’était ainsi qu’elle s’était retrouvée au Dissidents Cognitifs, le soir où elle avait fait la connaissance de Lowell.

— On dirait que personne ne ferme sa porte à clef, ici, dit Sammy Sal sur l’échelle au-dessous d’elle tandis qu’elle soulevait la trappe.

Chevette ferma les yeux et vit une bande de flics (ou ce qui en tenait lieu) envahissant la chambre de Skinner. Elle les rouvrit et passa la tête, les yeux au niveau du plancher.