— C’est pour ça qu’on l’appelle le Piège. Mais ça leur permet d’être sûrs qu’ils vont couvrir leurs frais. Les gens ne viennent pas ici s’ils n’ont pas l’intention de cracher au moins ça. C’est comme une garantie par tête de pipe, si tu veux.
Conteneur-City s’avéra être la plus grande galerie marchande semi-couverte que Rydell eût jamais vue. Si l’on pouvait appeler galerie marchande un endroit où étaient parqués des bateaux et des gros, en plus. L’obligation d’achat de cinq cents dollars ne semblait pas rebuter les gens. On avait l’impression qu’il y avait plus de monde à l’intérieur que dans la rue.
— C’est du fric de Hong Kong, expliqua Freddie. Ils ont acheté la moitié de l’Embarcadero.
— Hé ! s’écria Rydell en montrant une silhouette floue et irrégulière qu’il distinguait vaguement parmi les grues et les pylônes de projecteurs. Ce n’est pas le pont qu’on voit là-bas, celui où les gens habitent ?
— Ouais, répondit Freddie en lui jetant un drôle de regard. Tous des dingues.
Il guida Rydell vers un escalier roulant qui montait contre le flanc peint en blanc d’un bateau porte-conteneurs. Rydell eut l’occasion de découvrir Conteneur-City en grimpant.
— C’est plus dingue que tout ce que j’ai vu à L.A., dit-il, admiratif.
— Tu rigoles, protesta Freddie. Je suis de L.A. C’est rien d’autre qu’un centre commercial, ça mon vieux.
Rydell s’acheta un blouson en nylon couleur aubergine, deux paires de jeans noirs, des chaussettes, des sous-vêtements et trois tee-shirts noirs. Le total dépassa légèrement les cinq cents dollars, et il paya la différence avec la carte de débit.
— Hé ! dit-il à Freddie lorsque tous ses achats furent réunis dans un grand sac jaune de Conteneur-City. C’est vrai que les prix sont imbattables. Merci !
Freddie haussa les épaules.
— D’où ils viennent, ces jeans ?
Rydell regarda l’étiquette.
— Union africaine.
— Travail d’esclaves, lui dit Freddie. Tu devrais pas acheter ce genre de merde.
— Je n’y ai pas pensé. On trouve à manger, ici ?
— À la Foire aux Victuailles, ouais.
— Tu as déjà essayé ces trucs coréens au vinaigre ? Ça t’emporte la bouche, mon vieux.
— J’ai un ulcère.
Freddie était en train d’enfourner méthodiquement des cuillerées de yoghourt glacé blanc dans sa bouche, avec un manque manifeste d’enthousiasme.
— Le stress. C’est par rapport au stress, Freddie.
Ce dernier le regarda par-dessus le bord de la coupelle rose en plastique.
— Tu cherches à faire de l’esprit ?
— Non, fit Rydell. Je m’y connais en ulcères parce qu’ils disaient que mon père en avait un.
— Et alors ? Il avait un ulcère ou non ?
— Cancer de l’estomac.
Freddie fit la grimace et posa son yoghourt. Puis il remua les glaçons dans sa coupe d’Évian en carton et but une gorgée.
— Hernandez, commença-t-il. Il nous a dit que tu avais fait l’école de police, dans je ne sais plus quel bled.
— Knoxville. J’ai été flic. Mais pas pendant longtemps.
Je vois, je vois, murmura Freddie sur le ton de quelqu’un qui veut se faire apaisant, peut-être même s’attirer de la sympathie. Et tu as suivi la formation ? Jusqu’au bout ? Comme un vrai flic ?
— Ils essaient de te faire faire un peu de tout. Enquête sur les lieux du crime… Comme dans cette chambre, tout à l’heure. On voyait bien qu’ils n’avaient pas fait le truc de la Super Glu.
— Ah, bon ?
— Non. Il y a un produit chimique, dans la Super Glu, il adhère à l’eau d’une empreinte, tu saisis. Et quatre-vingt-dix-huit pour cent d’une empreinte, c’est de l’eau. Alors, ils font chauffer la Super Glu avec un bidule électrique, que tu peux brancher dans n’importe quelle prise de courant. Ils bouchent toutes les rainures des portes et des fenêtres avec des sacs-poubelles ou n’importe quoi, et ils s’en vont vingt-quatre heures en laissant le réchauffeur allumé. Ensuite, ils reviennent et purgent le local.
— Comment ils font ?
— Ils ouvrent les portes et les fenêtres. Ensuite, ils relèvent les empreintes. Mais ils n’ont rien fait du tout, dans cette chambre d’hôtel. Ça laisse une fine pellicule partout. Et une odeur particulière.
Freddie haussa les sourcils.
— Putain, tu as l’air de t’y connaître, Rydell !
— C’est surtout une question de bon sens.
Comme de ne pas aller pisser.
— Pisser ?
— Sur les lieux du crime. Ne jamais utiliser les chiottes. Ne jamais tirer la chasse. Quand on jette quelque chose dans la cuvette, tu as remarqué le mouvement de l’eau vers le haut ?
Freddie hocha gravement la tête.
— Bon, suppose que ton suspect ait tiré la chasse après avoir balancé quelque chose dans la cuvette. Mais ça ne fonctionne pas toujours comme il faut, ces trucs-là, et il est possible que quelque chose soit resté à flotter. Si tu tires la chasse une deuxième fois, c’est foutu.
— Merde fit Freddie. J’avais jamais pensé à ça.
— Question de bon sens, répéta Rydell en s’essuyant les lèvres avec une serviette en papier.
— Tu sais, je crois que M. Warbaby avait raison, pour toi.
— C’est à dire ?
— Qu’on ne t’utilise pas à la hauteur de tes capacités, en te faisant juste conduire le 4×4. Pour te dire franchement, Rydell, j’étais pas très convaincu moi-même.
Freddie s’interrompit un instant, comme s’il s’attendait à ce qu’il se vexe.
— Et alors ? demanda Rydell.
— Tu as vu l’armature sur la jambe de M. Warbaby ?
— Ouais.
— Tu as vu le pont, celui que tu m’as montré en venant ici.
— Ouais.
— Et Warbaby t’a montré la photo de cette messagère cycliste ?
— Ouais.
— D’après Warbaby, c’est elle qui a piqué le truc au gus. Et elle habite sur le pont, Rydell. C’est l’endroit le plus taré qu’on puisse trouver. Il n’y a là-bas que des anarchistes, des antéchrists, des enculés de cannibales…
— D’après ce que j’ai entendu dire, c’est surtout des SDF, fit Rydell, qui avait vu un documentaire là-dessus à Knoxville. Des gens qui essaient de survivre comme ils peuvent.
— Pas du tout, mon vieux. Les putains de SDF, ils sont dans les rues. Ceux-là, c’est les enculés du pont, des satanistes de l’enfer et toutes ces sectes de merde. Tu crois que tu pourrais y aller te promener comme ça ? Tu te mets le doigt dans l’œil, laisse-moi te dire. Ils ne laissent passer que ceux qui sont de leur monde, tu comprends ? C’est comme une secte avec des “nitiations” et toute cette putain de merde.
— Des “nitiations” ?
— Ouais. Ils ont des rites noirs de “nitiation”, affirma Freddie, laissant Rydell décider qu’il n’utilisait probablement pas le terme dans un sens racial.
— D’accord, murmura-t-il. Mais quel rapport avec l’armature sur la jambe de Warbaby ?
— C’est là qu’il s’est fait péter le genou. Il y est allé en connaissance de cause, en sachant qu’il risquait sa peau, pour récupérer son mioche. Une fille, ajouta-t-il, visiblement satisfait de son effet. Parce que ces enculés du pont, ils font toujours des choses comme ça.
— Comme quoi ? demanda Rydell en revoyant les victimes de Pooky l’Ours.
— Voler des enfants, expliqua Freddie. Et M. Warbaby et moi, on ne peut plus se montrer là-bas, Rydell, parce que ces putains d’enculés ont une dent contre nous, tu me suis ?
— Si je comprends bien, tu veux que ce soit moi qui y aille ? demanda Rydell en fourrant sa serviette en papier dans la boîte en carton huileux qui avait contenu ses deux Kim Chee WaWa.