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— Vous n’avez rien ? demanda-t-il.

Yamazaki regarda ses poignets. Il y avait une profonde entaille bleue dans le gauche. Il commençait à saigner, mais moins abondamment qu’il ne l’aurait cru. L’autre poignet avait été écorché par la scie. Il baissa les yeux, cherchant le reste du lien par terre.

— À mon tour, fit Skinner. Mais passez la lame sous le plastique, hein ? Tâchez de ne pas emporter un morceau et soyez rapide pour le deuxième.

Yamazaki actionna deux ou trois fois la cisaille à vide, s’agenouilla à côté de Skinner et glissa une lame sous le lien qui enserrait le poignet droit du vieillard. La peau était translucide à cet endroit, boursouflée et décolorée. Les veines étaient noueuses et gonflées. Le plastique céda facilement, avec le même bruit ridicule. Il s’entortilla aussitôt autour de l’autre poignet, comme un serpent. Yamazaki le coupa avant qu’il ne pût se resserrer. Cette fois-ci, en faisant le bruit de dessin animé, il disparut purement et simplement.

Yamazaki fixait d’un œil hagard l’endroit où s’était trouvé le bracelet.

— Bouclez l’entrée ! rugit Skinner.

— Quoi ?

— Bloquez cette putain de trappe !

Yamazaki rampa vers la trappe, qu’il mit en place et bloqua à l’aide d’une pièce plate en bronze terni qui avait peut-être autrefois appartenu à un navire.

— La fille, dit-il en se tournant de nouveau vers Skinner.

— Elle est capable de frapper. Vous voulez que cet enfoiré avec son pistolet revienne ici ?

Yamazaki n’y tenait pas tellement. Il leva les yeux vers la trappe du plafond, celle qui permettait d’accéder au toit. Elle était restée ouverte.

— Grimpez là-haut et voyez si l’emmanché y est encore.

— Skinner-san, je vous demande pardon ?

— La grande tapette. Le Noir. Vous ne le voyez pas ?

Sans savoir de quoi ou de qui parlait Skinner, Yamazaki grimpa à l’échelle. Une rafale de vent lui projeta la pluie dans la figure tandis qu’il passait la tête dans l’ouverture. Il eut soudain la conviction de se trouver dans les superstructures d’un navire ancien, une goélette de fer noir dérivant à l’abandon sur une mer tourmentée, ses voiles en plastique déchirées, son équipage mort ou devenu fou. Et Skinner en était le capitaine dément qui hurlait ses ordres de sa cabine, en bas.

— Il n’y a personne là-haut, Skinner-san.

La pluie s’abattit comme une couverture explosive, occultant les lumières de la cité.

Yamazaki rentra la tête, saisit la trappe en tâtonnant et la rabattit au-dessus de sa tête. Puis il mit le verrou en place, en regrettant qu’il ne soit pas plus solide. Et il redescendit.

Skinner avait réussi à se mettre debout, et s’avançait en titubant vers son lit.

— Merde, fit-il. On m’a cassé ma télé.

Il se laissa tomber en avant sur le matelas.

— Skinner ?

Yamazaki s’agenouilla à côté du lit. Les yeux du vieillard étaient clos, sa respiration courte et faible. Il leva la main gauche, lentement, les doigts écartés, et gratta furieusement les cheveux blancs emmêlés à hauteur du col ouvert de sa chemise en flanelle élimée. Yamazaki perçut une odeur âcre d’urine qui se superposait à celle de l’explosif qui avait propulsé la balle de Loveless. Il regarda le jean de Skinner, d’un bleu devenu gris à l’usage, avec ses plis sculptés de manière inaltérable et lustré de sa couche de graisse. Il vit que le vieux s’était pissé dessus.

Il demeura hésitant durant quelques instants. Finalement, il s’assit sur un tabouret maculé de peinture à côté de la tablette qui l’avait retenu prisonnier, et passa le bout de ses doigts sur les dents des lames de scie. Baissant les yeux, il remarqua une petite sphère rouge, juste à côté de son pied gauche.

Il la ramassa. C’était une boule brillante de plastique écarlate, froide et légèrement élastique. L’un des liens qui avaient retenu ses poignets ou ceux de Skinner.

Il demeura assis là, à regarder Skinner et à écouter les gémissements du pont dans la tempête. C’était une musique étrange produite par les faisceaux de câbles. Il aurait voulu aller y coller son oreille, mais une peur à laquelle il était incapable de donner un nom le retenait. Skinner sortit de son sommeil peut-être apparent et fit un effort pour se redresser. Yamazaki crut l’entendre prononcer le nom de la fille.

— Elle n’est pas là, lui dit-il en posant la main sur son épaule. Vous avez oublié ?

— Pas là, répéta Skinner. Vingt ans, trente ans. Putain de temps.

— Skinner ?

— Le temps. Vous ne trouvez pas que c’est le plus enfoiré des enfants de putain ?

Yamazaki leva la bille rouge à hauteur de ses yeux.

— Regardez, Skinner. Vous voyez ce que c’est devenu ?

— Une superballe, fit le vieillard.

— Skinner-san ?

— Vous pouvez la faire rebondir, Scooter, murmura-t-il en fermant les yeux. Essayez. Faites-la rebondir bien haut.

20

Le grand vide

Je te jure Nigel que cette saloperie a bougé.

Chevette, les yeux fermés, sentit le bord non coupant de la lame en céramique faire pression sur son poignet. Il y eut un bruit analogue à celui d’une chambre à air qui éclate quand on lui a mis trop de rustines, puis son poignet fut libre.

— Bordel de merde…

Ses mains étaient rudes et rapides. Les yeux de Chevette s’ouvrirent à la seconde détonation pour voir quelque chose de rouge et de flou qui sautait et rebondissait parmi les objets de toute sorte empilés partout. Nigel suivait le mouvement en remuant la tête comme ce chien en plastique à contrepoids que Skinner avait déniché un jour et qu’il l’avait envoyée vendre.

Les murs de l’étroit cagibi étaient tapissés de sections dessoudées de vieux cadres de Reynolds en métal et de bocaux poussiéreux remplis de rayons à moitié rouillés. C’était l’atelier où Nigel fabriquait ses charrettes et bricolait comme il pouvait les bécanes qu’on lui apportait. Le pendentif en forme de saumon qui se balançait au bout de son oreille gauche cliquetait en rythme avec les mouvements de sa tête tandis qu’il attrapait l’objet au vol. C’était une bille de plastique rouge.

— Ouah ! s’écria-t-il, impressionné. Qui est-ce qui t’a mis ce machin-là ?

Chevette se releva en frissonnant, agitée d’un tremblement aussi vivant et autonome que ces maudits bracelets rouges. Elle ressentait à peu près la même chose que le jour où elle était rentrée à la caravane pour s’apercevoir que sa mère avait fait ses valises et était partie sans laisser d’autre message qu’une boîte de ravioli sur le poêle, avec un ouvre-boîte dressé contre. Elle n’avait pas mangé les raviolis, ni à ce moment-là ni plus tard, et elle ne pensait pas qu’elle en mangerait jamais.

Ce qu’elle avait ressenti, ce jour-là, avait englouti tout le reste, pour atteindre de telles proportions que la seule manière de prouver son existence, c’était par l’arithmétique de l’absence et le souvenir de jours meilleurs. Elle en avait fait le tour, cependant, tant bien que mal, en progressant d’un point à l’autre, jusqu’à ce qu’elle se retrouve derrière ces barbelés à Beaverton, dans un endroit si affreux que c’était comme un éclat de verre capable de rayer le grand vide qui avait englouti le monde et d’en concrétiser l’existence. Plus qu’une impression, c’était une sorte de gaz qu’elle sentait presque au fond de sa gorge, inerte et glacé, dans tous les endroits où elle était passée.

— Ça va aller ?

Nigel était penché sur elle, ses cheveux gras devant les yeux, la balle rouge dans le creux de la main, un cure-dents effiloché en plastique ambré fiché au coin de la bouche.