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— Regarde ce que ça fait.

Nigel laissa tomber la balle comme si c’était du poison. Elle rebondit, hors de vue. Il s’essuya les mains sur le devant crasseux de son tee-shirt.

— Nigel, tu n’aurais pas un tournevis à me donner ? Un plat ?

— Ceux que j’ai sont tous émoussés.

Les petits animaux pâles coururent parmi un monceau d’outils, heureux de chasser tandis que Nigel les observait gravement.

— Je les fous en l’air dès qu’ils sont usés. Le mieux, c’est les cruciformes.

— J’en veux un complètement usé.

La main droite fit un bond et revint avec sa proie au manche noir, à la tige légèrement faussée.

— Exactement ce qu’il me faut, dit-elle en remontant la fermeture à glissière du blouson de Skinner.

Nigel lui tendit le tournevis des deux mains, les yeux cachés derrière sa crinière.

— Je… je t’aime bien, Chevette.

— Je sais, dit-elle, gênée, le pot de vomi dans une main, le tournevis dans l’autre. Je le sais très bien.

Déviée par l’assemblage de panneaux de plastique formant un toit au-dessus du tablier supérieur, la pluie suivait les lignes de flux et les câbles électriques, émergeant vers le haut sous des angles impossibles, en cascades désordonnées ou en Niagara miniatures, sur la tôle ondulée et le contre-plaqué. Postée à l’entrée de l’atelier de Nigel, Chevette vit s’effondrer un pan de toit qui libéra des dizaines de litres d’eau argentée retenue prisonnière dans une baignoire de toile qui se déchira d’un seul coup et battit au vent en lambeaux. Rien n’avait été prévu de manière rationnelle, organisée. Les problèmes d’écoulement étaient traités à mesure qu’ils se présentaient, ou pas du tout, la plupart du temps.

Elle vit que la moitié des lumières s’étaient éteintes, mais c’était peut-être parce que les gens avaient débranché tous les appareils qu’ils pouvaient. Cependant, elle aperçut l’éclat rose particulier que produisaient les transformateurs en explosant, et elle entendit la détonation. C’était sur Treasure Island, et cela eut raison de la plupart des lumières qui restaient. Elle se retrouva soudain dans une quasi-obscurité, avec plus personne en vue. Rien d’autre qu’une ampoule de cent watts dans sa douille en plastique orange, qui se balançait au vent.

Elle marcha au centre du tablier, en essayant de faire attention aux câbles électriques arrachés. Elle se souvint du pot de peinture qu’elle tenait encore à la main et le jeta de côté. Elle l’entendit toucher la chaussée et rouler sur lui-même.

Elle pensa à sa bécane, restée sous la pluie, ses condensateurs vides. Quelqu’un allait surement la prendre, ainsi que celle de Sammy Sal. C’était la chose la plus précieuse qu’elle eût jamais possédée. Elle avait gagné durement chaque dollar qu’elle avait déposé sur le comptoir de City Wheels. Elle n’y pensait pas comme à un objet, mais plutôt comme on pense à un cheval. Il y avait des coursiers qui donnaient un nom à leur bicyclette, mais Chevette n’aurait jamais fait ça, paradoxalement, justement parce qu’elle y pensait comme à un être vivant.

Déproje, se dit-elle. Ils vont t’avoir si tu restes ici.

Tournant le dos à San Francisco, elle se dirigea vers Treasure Island.

Qui ça, ils ? Il n’y avait, pour le moment, que celui au pistolet. Il était venu chercher les lunettes. Et il avait tué Sammy Sal. Qui l’avait envoyé ? Ceux qui avaient appelé Bunny et Wilson, le grand patron ? Des flics à la demande. Des mecs de la sécurité.

L’étui dans sa poche. Il était doux au toucher. Et cette étrange vue de la cité, ces tours avec leur sommet élargi. Sunflower.

— Doux Jésus, dit-elle à haute voix. Où est-ce que je vais aller maintenant ?

À Treasure Island, où il y avait des loups-garous et des fêlés de la mort ? Tous les tarés chassés du pont pour aller hanter les bois en bas ? Skinner disait qu’il y avait une base navale, avant, à cet endroit, mais qu’une calamité y avait mis fin juste après le Little Grande, un truc qui vous réduisait les yeux en bouillie et vous faisait tomber les dents. La fièvre de Treasure Island. Sans doute quelque chose qui s’était échappé d’un fût toxique, à la base, à la suite du séisme. Personne n’allait plus là-bas. Personne de normal, en tout cas. On voyait leurs feux, la nuit, quelquefois, et de la fumée, le jour. On marchait un peu plus vite, sur le pont suspendu, quand on allait à Oakland, et on savait que les gens qui vivaient là-bas n’étaient pas les mêmes que ceux d’ici.

Elle aurait pu essayer d’y retourner, au moins pour récupérer sa bécane. Elle n’aurait qu’à rouler une heure et les freins se rechargeraient. Elle se vit en train de pédaler vers l’est, traversant des contrées inconnues, des déserts, comme on en voyait à la télé, puis de grandes plaines vertes où les énormes machines avançaient de front pour effectuer elle ne savait quel travail. Mais elle se rappelait, surtout, la route qui descendait de l’Oregon, les camions qui fonçaient dans la nuit en grondant comme des fauves égarés en colère. Elle essaya de s’imaginer en train de pédaler au milieu de tout ça. Non, il n’y avait pas de place, dans un endroit pareil, pour quoi que ce soit à la dimension humaine. Il n’y avait pas même une lumière dans tous ces champs de ténèbres. On pouvait y marcher sans fin, sans jamais arriver nulle part, sans même y trouver un endroit où s’asseoir. Et une bécane ne la mènerait pas plus loin.

Elle pouvait aussi retourner chez Skinner. Grimper là-haut pour voir si… Non. Elle referma cette possibilité avec force.

Le vide monta, comme un gaz, des ombres piquetées par la pluie, et elle retint sa respiration, pour ne pas le laisser entrer en elle.

Drôle de vie. Quand on perdait quelque chose, c’était comme si on s’apercevait pour la première fois qu’on l’avait possédé. Il avait fallu que sa mère parte pour qu’elle sache qu’elle était là avant. Jusque-là, elle faisait partie des lieux comme le reste, comme le temps. C’était comme Skinner avec son poêle Coleman, où il fallait mettre une goutte d’huile de temps en temps dans un petit trou afin de maintenir le joint de cuir assez souple pour que la pompe continue à fonctionner. On ne se levait pas chaque matin en disant oui, oui à chaque petit détail qui se présentait. Mais les petits détails, c’était ça qui faisait marcher le tout. Comme d’avoir un visage à regarder, quand on se réveillait. Elle avait eu Lowell, si elle pouvait dire qu’elle l’avait eu, et en fait ça n’avait jamais été vrai. Mais pendant qu’il était là, en tout cas, c’était un peu comme ça.

— Chev, c’est toi ?

Il était là, Lowell. Assis les jambes croisées sur une vieille glacière rouillée avec CREVETTES écrit sur la façade, en train de fumer une cigarette et de regarder la pluie couler sur l’auvent du marchand de poisson. Il y avait trois semaines qu’elle ne l’avait pas revu, et tout ce qu’elle fut capable de penser, c’est qu’elle devait avoir une gueule pas possible. Assis à côté de lui, il y avait un skinhead que tout le monde appelait Codes, avec la capuche noire de son sweat relevée et les mains rentrées dans ses longues manches. Codes ne l’avait jamais beaucoup aimée, mais Lowell lui souriait gentiment derrière le bout rougi de sa cigarette.

— Alors, fit-il, on dit plus bonjour aux copains ?

— Salut, murmura Chevette.

21

Les dissidents cognitifs

Rydell était indécis au sujet du pont et de tout ce que Freddie lui avait raconté dessus à la Foire aux Victuailles et sur le chemin du retour, à North Beach. Il ne cessait de penser à ce documentaire qu’il avait vu à Knoxville, où il n’avait jamais été question, il en était presque sûr, de cannibales ou de sectes. Sans doute Freddie voulait-il lui faire croire des choses, parce que c’était lui, Rydell, qui avait été choisi pour partir à la recherche de cette fille, Chevette Washington.