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Et maintenant, il était pour de bon sur le pont en train de regarder les gens mettre leurs affaires à l’abri du mauvais temps. Ce n’était pas du tout comme ce que Freddie lui avait décrit. Cela ressemblait à une foire, plutôt. Une foire en plein air, mais étagée en hauteur, avec de drôles de petites baraques perchées dans les câbles et même des roulottes collées avec de grosses boules de matière adhésive, comme des criquets dans une toile d’araignée. On pouvait monter et descendre, entre les deux chaussées d’origine, par des ouvertures pratiquées dans le tablier supérieur, avec des escaliers et des échelles de toutes sortes, en bois ou en acier soudé. Il y avait même, à un endroit, une vieille passerelle d’aéroport, avec des pneus à plat.

Sur le tablier inférieur, une fois qu’on avait dépassé les charrettes de nourriture, il y avait surtout des gargotes où l’on servait à boire. Rydell n’en avait jamais vu d’aussi petites. Certaines n’avaient que quatre tabourets derrière un comptoir, et pas même une porte, rien qu’un volet roulant qu’on pouvait abaisser et verrouiller.

Rien de tout cela n’obéissait à la moindre planification visible. Ce n’était pas comme dans les centres commerciaux, où l’on installe une échoppe dans un recoin en attendant de voir si ça va marcher. Cet endroit avait poussé tout seul, élément par élément, jusqu’à ce que tout l’espace disponible soit utilisé, sans qu’il y en ait deux qui se ressemblent. Même les matériaux étaient différents. Et aucun ne semblait affecté à l’usage pour lequel ils étaient conçus. Il passa devant des boxes dont la façade était faite de formica turquoise, de brique factice ou de fragments de carrelages assemblés en mosaïques florales ou solaires. À un endroit, déjà barricadé contre la tempête, c’était des cartes vertes de circuits imprimés, dépouillées de leurs composants qui constituaient le revêtement extérieur.

Il se prit à sourire en voyant tout cela. Les gens ne lui accordaient aucune attention, anthropophage ou autre. Ils semblaient aussi disparates que les matériaux de construction qu’ils utilisaient. Tous les âges, toutes les races et toutes les couleurs étaient représentés. Tous couraient se mettre à l’abri de la tempête qui menaçait de plus en plus. Les rafales se firent plus violentes tandis qu’il se frayait un chemin au milieu des charrettes et des vieilles qui traînaient des malles en osier. Un jeune garçon qui titubait, portant dans ses bras un gros extincteur rouge presque plus gros que lui, se retrouva dans ses jambes. Rydell n’avait jamais vu un enfant avec autant de tatouages. Le gamin lui dit quelques mots dans une langue inconnue, puis disparut.

Rydell s’arrêta pour sortir de sa poche le plan de Warbaby. Il indiquait où habitait cette fille et comment accéder à son logement : tout en haut de ce foutu truc, dans une baraque accolée au sommet de l’un des pylônes qui soutenaient les câbles. Warbaby avait une superbe écriture d’une grande élégance, et il avait dessiné le plan à l’arrière de la Patriot, avec des légendes détaillées. Ici un escalier, là une passerelle, puis une espèce d’ascenseur oblique.

Ça n’allait pas être de la tarte, de trouver ce foutu escalier. Maintenant qu’il était sur place, il voyait qu’il y en avait partout, qui grimpaient entre les boxes et entre les gargotes, de manière complètement anarchique. Ils menaient probablement aux mêmes types de cagibis, mais rien ne garantissait qu’ils communiquaient entre eux.

Soudain épuisé, il aurait bien voulu savoir où il allait dormir et à quoi servait tout ce cirque qu’il était en train de faire. Dans quel merdier Hernandez l’avait-il fourré ?

C’est alors que la pluie le frappa de plein fouet, sa force décuplée par le vent, et que les gens du coin se mirent sérieusement à l’abri, le laissant se tapir dans un recoin formé par deux distributeurs automatiques japonais datant d’un autre siècle. Leur structure extérieure, si on pouvait l’appeler ainsi, laissait passer pas mal de pluie, mais ils étaient suffisamment hauts et massifs pour freiner efficacement les rafales de vent. Tout se mit à vibrer et à craquer autour de lui, un peu comme une bête blessée qui gémissait, et les lumières commencèrent à s’éteindre une par une.

Il y eut une gerbe d’étincelles bleues, et un câble s’abattit sur l’enchevêtrement insensé. Quelqu’un hurla, mais le vent emporta les mots. Baissant les yeux, il vit l’eau qui montait autour de ses baskets noires. Mauvais, ça, se dit-il. Les pieds dans l’eau et le courant alternatif.

Il y avait un étal de fruits à côté de l’un des distributeurs, bricolé avec des planches de récupération, comme un chalet d’enfant. Mais il y avait une espèce d’étagère dessous, à une hauteur de quinze centimètres environ, et le bois semblait sec. Il se glissa là, les pieds au-dessus de l’eau. Cela sentait la mandarine pourrie, mais c’était presque sec, et le distributeur arrêtait la plus grande partie du vent.

Il remonta la glissière de son blouson le plus haut possible, serra les poings dans ses poches et pensa à un bon bain chaud et un lit sec. Il se vit sur son futon de Futon Mouth, à Mar Vista, et se sentit soudain en proie à une sacrée nostalgie. Bon Dieu, se dit-il, bientôt je vais me mettre à regretter ces foutues fleurs adhésives.

Un auvent de toile s’écroula. Ses montants de bois claquaient comme des cure-dents tandis qu’il déversait des dizaines de litres d’eau de pluie. Il aperçut alors la fille, Chevette Washington, en plein milieu, comme une apparition, comme dans un rêve, à moins de six mètres de lui.

Rydell avait eu cette copine, plus ou moins, en Floride, lorsque son père était parti s’installer là-bas, juste avant qu’il tombe malade. Elle s’appelait Claudia Marsalis. Elle était de Boston, et sa mère avait mis sa caravane dans le même parc que le père de Rydell, près de Tampa Bay. Rydell était alors en première année à l’académie de police, mais il avait des congés, et son père connaissait une combine pour se procurer des billets d’avion à tarif réduit.

Rydell allait souvent là-bas quand il était en vacances, et quelquefois ils faisaient une virée avec Claudia Marsalis dans la Lincoln 94 de sa mère. Claudia disait qu’elle était rouge cerise à l’origine, mais que le sel l’avait attaquée. Naturellement, là-haut, à Boston, elle ne s’en servait presque jamais sur les routes, l’été, de peur que les produits chimiques ne la bouffent complètement. Elle avait une plaque spéciale, bleu et blanc, avec MASS. HÉRITAGE écrit dessus, parce que c’était un article de collection. Les plaques étaient anciennes, en métal embouti, et elles ne s’éclairaient pas de l’intérieur.

Ce n’était pas commode, ce secteur de Tampa avec tous les panneaux des rues criblés d’impacts par les gens qui s’entraînaient au tir la nuit ou voulaient essayer leurs nouveaux fusils de chasse. Ceux-ci ne manquaient pas dans le coin. On en voyait à l’intérieur de tous les camions et de la plupart des 4×4. Souvent, il y avait aussi un ou deux gros chiens. Claudia le bassinait tout le temps avec ça, avec ces Floridiens, leurs 4×4, leurs chapeaux de cowboys et leurs gros chiens. Il essayait de lui expliquer qu’il n’était pas comme ça, qu’il venait de Knoxville, et que là-bas les gens ne se baladaient pas partout avec des fusils et ne faisaient pas des cartons sur les panneaux de signalisation, surtout quand il y avait des flics pour les en empêcher. Mais Claudia faisait partie de ses personnes qui sont persuadées que tout ce qu’il y a au sud de Washington D.C., c’est du pareil au même, à moins qu’elle n’ait fait exprès de la taquiner.