La nuit, il y avait dans l’air un lourd parfum de sel, de marécages et de magnolias, et ils faisaient un tour dans la Lincoln, avec les vitres baissées et la radio à pleins tubes. Quand il faisait vraiment noir, on voyait les lumières des bateaux et des gros porteurs qui traversaient le ciel comme des soucoupes volantes au ralenti. Parfois, ils se payaient une petite partie de trampoline sur le siège arrière, mais Claudia disait que le climat de Floride faisait trop transpirer, et Rydell avait tendance à être d’accord. C’était juste qu’ils étaient là tous les deux, seuls, et qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire.
Une nuit, alors qu’ils écoutaient une station locale de Géorgie, on passa : Me and Jesu’ll Whup Your Heathen Ass[6] C’était un morceau hard métal du Culte de la Pentecôte, sur l’avortement, les ayatollahs et tout le reste. C’était la première fois que Claudia l’entendait, et elle faillit pisser de rire dans sa culotte. Elle trouvait ça pas possible. Quand elle eut retrouvé son calme et essuyé ses larmes, elle demanda à Rydell pourquoi il tenait tant à être flic. Cette question le mit mal à l’aise, parce qu’il avait l’impression qu’elle trouvait sa vocation aussi ridicule que ce morceau à la con qu’ils venaient d’écouter, mais aussi parce qu’il n’avait jamais vraiment pris le temps d’y penser.
La vérité, c’était que l’émission qu’il regardait toujours avec son père, Flics en peine, y était sans doute pour beaucoup. C’était une émission qui vous enseignait le respect. On y voyait à quelles sortes de problèmes la police avait à se heurter. Pas seulement la merde de tous les jours dans l’exercice de ses fonctions, mais la merde légale, celle des juges et des avocats et de tout le reste. S’il disait à Claudia que c’était à cause d’une émission de télé, elle allait éclater de rire comme tout à l’heure. Après avoir réfléchi un peu, il lui expliqua donc que c’était parce qu’il aimait l’idée de pouvoir venir en aide aux gens quand ils en avaient vraiment besoin. Mais elle le regarda dans les yeux en demandant :
— Tu ne plaisantes pas, Berry ? C’est vraiment ce que tu as dans la tête ?
— Bien sûr. Pourquoi pas ?
— Mais, mon pauvre Berry, quand tu seras flic, les gens n’arrêteront pas de mentir. Pour eux, tu seras l’ennemi. Ils ne te parleront vraiment que quand ils seront dans la merde.
Tout en conduisant, il lui lança un regard de côté.
— Comment ça se fait que tu saches tant de choses là-dessus ?
— Parce que c’est ce que fait mon père, dit-elle.
Fin de conversation. Plus jamais elle ne lui reparla de ça.
Mais il y avait beaucoup repensé, au volant de Gunhead, quand il travaillait pour SecurIntens, parce que c’était comme s’il était flic tout en ne l’étant pas. Les gens à qui il venait en aide s’en foutaient complètement, à tel point qu’ils ne cherchaient même pas à lui mentir, parce que c’étaient eux qui payaient la facture.
Et il était là, maintenant, sur ce pont, en train de sortir de dessous son étal pour suivre une fille dont Warbaby et Freddie – à qui Rydell venait de décider qu’il ne faisait pas plus confiance qu’au trou du cul d’un rat – voulaient lui faire croire qu’elle avait découpé en morceau cet Allemand, ou quelque chose comme ça, dans sa chambre d’hôtel. Et aussi qu’elle lui avait taxé des lunettes que lui Rydell, était censé récupérer, un machin du même genre que celui qu’utilisait Warbaby. Seulement, il y avait quelque chose qui ne collait pas. Si elle avait piqué les lunettes au mec, pourquoi serait-elle retournée le tuer plus tard ? La vraie question, c’était : Quel rapport avait tout cela avec le reste, ou même avec l’émission qu’il regardait tout le temps en compagnie de son père ? La seule réponse, pensait-il, c’était que, comme tout le monde, il avait besoin de gagner sa croûte.
Des ruisseaux de pluie se déversaient de différents points de l’assemblage en mikado au-dessus de sa tête. Il y eut un éclair rose, comme de la foudre, en bas du pont. Il crut la voir balancer quelque chose par-dessus le garde-fou, mais s’il s’arrêtait pour voir ce que c’était, il risquait de la perdre. Elle avançait rapidement, à présent, évitant les cascades.
Les filatures dans la rue, ce n’était pas une chose dont on parlait beaucoup à l’académie, à moins qu’on ne fasse preuve dès le départ de telles aptitudes pour le travail de détective qu’on vous orientait pour devenir inspecteur de la brigade criminelle. Mais Rydell avait quand même acheté le manuel. L’ennui, c’était qu’il savait, grâce à ça, qu’on ne pouvait pas mener une filature tout seul, qu’il fallait être au moins deux, avec un moyen de communication et un minimum de gens dans la rue si l’on voulait avoir une chance de passer inaperçu. Dans l’état actuel des choses, tout ce qu’il pouvait espérer, c’était se cacher derrière elle sans la perdre de vue.
Il l’avait reconnue surtout grâce à sa coiffure, cette drôle de queue-de-cheval dressée derrière la tête à la manière des lutteurs sumo. Elle n’était pas grosse, pourtant. Ses jambes, sous son blouson de cuir qui semblait avoir séjourné deux ans dans un grenier, accroché à un clou, montraient qu’elle faisait beaucoup d’exercice. Elles étaient couvertes d’une matière noire luisante qui ressemblait aux maillots micropores vendus par Kevin à Monte-moi dessus et qui rentrait dans des espèces de bottines noires ou de chaussures à talon renforcé.
Concentrant toute son attention sur elle, s’appliquant à rester hors de vue pour le cas où elle se retournerait subitement, il trouva le moyen de marcher sous une cataracte. L’eau lui entra dans le cou. Au même moment, il entendit une voix qui criait :
— Chev, c’est toi ?
Il se baissa, posant un genou au milieu d’une flaque, derrière une pile de vieilles planches de récupération auxquelles adhérait du plâtre mouillé. Identité confirmée.
La cataracte, derrière lui, faisait trop de boucan pour qu’il entende ce qu’ils disaient, mais il les voyait parfaitement. Un jeune avec un blouson de cuir noir beaucoup moins usé que celui de la fille, et quelqu’un d’autre, tout en noir, avec une capuche relevée. Ils étaient assis sur une glacière, ou quelque chose comme ça, et celui qui portait le blouson avait une cigarette à la bouche et une sorte de crête au sommet de la tête. Un bon plan, avec toute l’eau qui tombait. La cigarette décrivit un arc de cercle et s’éteignit sous la pluie. Le type descendit de son siège et sembla échanger quelques mots avec la fille. Celui avec la capuche descendit aussi, en se déplaçant comme une araignée. C’était un sweat qu’il portait, constata Rydell, avec des manches qui dépassaient ses mains de quinze bons centimètres. Il ressemblait à une ombre molle comme celles que Rydell avait vues un jour dans un vieux film, où il fallait leur courir après pour les recoudre aux gens. Sublett aurait sans doute pu lui dire le titre immédiatement.
Il faisait des efforts désespérés pour ne pas bouger, le genou au milieu de la flaque, jusqu’à ce que ce soient eux qui bougent, les deux garçons encadrant la fille et l’ombre derrière eux, qui se retournait pour voir s’il n’y avait personne derrière. Rydell distingua un coin de visage blanc et une paire d’yeux à l’éclat dur et méfiant.
Il compta jusqu’à trois, puis les suivit.
Il était incapable de dire quelle distance ils avaient parcourue lorsqu’ils disparurent, lui sembla-t-il, d’un seul coup. Il essuya l’eau qui ruisselait sur ses yeux et s’efforça de comprendre ce qui s’était passé. Il s’aperçut qu’ils étaient descendus par un escalier pratiqué dans le tablier inférieur, ce qui était nouveau. Il entendit, en se rapprochant, de la musique qui montait. Et il vit une lueur bleutée qui venait d’une petite enseigne au néon proclamant en lettres bleues majuscules : DISSIDENTS COGNITIFS.