La musique changea. On entendit des tambours, des milliers, comme s’ils étaient derrière les murs, avec des vagues de bruits bizarres qui déferlaient, refluaient, redéferlaient, à base de cris de femmes qui piaillaient comme des oiseaux, d’une manière pas naturelle. Les voix se modulaient comme des sirènes sur l’autoroute, et les tambours, quand on prêtait l’oreille, étaient en réalité de petits bruits multipliés à l’infini, qui n’avaient rien à voir avec des tambours.
La Japonaise – un hologramme, se rappela Rydell – leva les bras et se mit à danser, avec des arrondis et sans lever les pieds, en suivant non pas le rythme des tambours mais celui des vagues qui déferlaient. Lorsque Rydell se força à détacher son regard du spectacle pour voir ce que faisait la grosse femme, il vit qu’elle remuait les mains sous son manchon de plastique.
Personne, à part Rydell et elle, ne semblait s’intéresser à la danseuse. Rydell était penché sur le comptoir, et il se demandait ce qu’il fallait qu’il fasse maintenant ?
Les instructions de Warbaby étaient précises. Il devait ramener les lunettes et la fille, ou bien les lunettes seulement, ou bien, en troisième, la fille seulement. C’était au moins la fille.
La musique de Josie s’estompa une dernière fois et la danse cessa. Il y eut quelques applaudissements venant d’un couple imbibé à une table. Josie hocha la tête comme pour remercier.
Le plus terrible, se disait Rydell, c’était que Josie, coincée dans son fauteuil roulant, n’était pas très forte pour faire danser cette chose. Cela lui rappelait un aveugle, dans le parc public de Knoxville, qui grattait toute la journée sa vieille guitare National dont il ne tirait que des accords de merde. Il jouait continuellement et il ne faisait jamais aucun progrès. Rydell avait toujours trouvé ça injuste.
Une table se libéra, non loin de celle où était assise Chevette Washington, et Rydell se précipita pour la prendre, avec la bouteille de bière qu’il avait gagnée pour s’être débarrassé d’Eddie la Crotte. Ce n’était pas encore assez près pour entendre ce qu’ils disaient, mais il pouvait toujours essayer de tendre l’oreille. Il chercha un moyen d’engager la conversation, mais il n’avait pas beaucoup d’espoir. Il ne se sentait pas particulièrement déplacé ici. La plupart des clients ne semblaient pas être des habitués. Ils avaient dû entrer là, comme lui, pour échapper à la pluie. Mais il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être cet endroit. Il ne savait même pas ce que “Dissidents Cognitifs” voulait dire. De plus, la discussion entre Chevette et l’autre semblait s’envenimer.
C’était son mec, se disait-il. Quelque chose, dans son langage corporel, suggérait la petite amie dépitée. Et lui semblait faire des efforts pour montrer à quel point il ne s’intéressait plus à ça, ce qui indiquait qu’il était probablement son ex.
Tout cela prit abruptement fin tandis que toutes les conversations s’arrêtaient en même temps. Levant la tête, Rydell vit le lieutenant Orlovsky, le flic à la tête de vampire de la brigade des Homicides de San Francisco, apparaître au bas de l’escalier avec son London Fog, une espèce de chapeau mou en plastique couleur chair sur la tête, et ses demi-verres rectangulaires qui lui donnaient un regard sinistre. Il se tenait planté là, avec l’eau qui dégoulinait sur sa gabardine noircie par la pluie et qui formait de petites mares autour de ses chaussures à bout retourné pendant qu’il défaisait les boutons d’une main. Il avait toujours son gilet pare-balles en dessous, et sa main se posa sur la crosse profilée, moulée par injection, couleur kaki, de son H & K à culasse mobile. Rydell chercha le porte-badge au bout d’une cordelette en nylon qu’il aurait dû avoir autour du cou, mais ne vit rien.
Toute la salle avait les yeux fixés sur Orlovsky.
Celui-ci jeta à l’assistance un regard circulaire par-dessus ses demi-verres rectangulaires, en prenant son temps. C’était son regard de flic à deux mille volts. La musique, un truc high-tech étrange et vide, qui sonnait comme une canonnade dans une chambre d’échos, commença à prendre une signification différente.
Rydell vit Josie qui regardait le Russe avec une expression impossible à interpréter.
Repérant Chevette Washington dans son coin, Orlovsky s’avança jusqu’à sa table en prenant son temps et en forçant le reste de la salle à le prendre aussi. Il avait toujours la main sur sa crosse.
On aurait dit que le Russe s’apprêtait à pointer son arme et à faire un carton sur la fille. C’était vraiment l’impression qu’il donnait. Mais quel flic aurait agi ainsi ?
Orlovsky s’arrêta devant la table, à bonne distance, hors de portée de ses occupants mais assez près pour utiliser éventuellement son arme.
Rydell constata, non sans une certaine satisfaction, que l’ex était prêt à faire dans son froc. Tête-Chauve semblait moulé dans du plastique. Les mains à plat sur la table. Rydell aperçut un téléphone de poche entre ses doigts figés.
Orlovsky paralysa la fille de son regard électrique à pleine puissance. Son visage ridé, gris sous la lumière artificielle, n’esquissa pas le moindre sourire quand il souleva son chapeau mou en plastique de quelques millimètres entre deux doigts, en commandant :
— Levez-vous.
Chevette se mit debout, tremblante. La chaise branlante sur laquelle elle était assise tomba à la renverse derrière elle.
— À l’extérieur.
Le bord du chapeau mou indiqua l’escalier. La main velue d’Orlovsky couvrait la crosse du H & K.
Rydell entendit ses propres genoux craquer sous la tension. Il était penché en avant, agrippant les bords de sa table. Ses doigts sentaient de vieilles boules de chewing-gum durcies collées en dessous.
Les lumières s’éteignirent.
Plus tard, beaucoup plus tard, lorsqu’il avait essayé d’expliquer à Sublett ce qui s’était passé quand Josie avait lancé son hologramme sur Orlovsky, Rydell avait pris comme analogie les effets spéciaux, à la fin des Aventuriers de l’arche perdue, lorsque ces espèces d’anges jaillissent du coffre pour attaquer les nazis.
Pour lui, sur le moment, tout était arrivé en même temps. Quand les lumières s’étaient éteintes, même les plaques publicitaires, sur le mur étaient devenues noires, et Rydell avait repoussé sa table, machinalement, pour se ruer vers l’endroit où Chevette se tenait. Mais une grosse boule lumineuse s’était formée, à partir d’un point issu de la partie supérieure de la plaque NEC. Cela avait la couleur de la peau de l’hologramme, entre miel et ivoire, tacheté du noir des yeux et des cheveux, comme un accéléré d’une carte météo par satellite. Tout autour du Russe, une sphère d’un mètre de diamètre tournoyait, à hauteur de sa tête et de ses épaules. Ses yeux et sa bouche, celle-ci ouverte pour pousser un hurlement silencieux, étaient déformés, agrandis. Chaque œil, durant une fraction de seconde, prit les dimensions de la sphère totale, de même que les dents blanches et démesurément longues.