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Une chose était certaine, il allait se payer une bonne douche bien chaude. Il resterait jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, ou bien jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout d’eau chaude. Ensuite, il s’essuierait et se changerait entièrement avec des vêtements bien secs, dans la chambre d’hôtel que Warbaby avait dû lui réserver. Il se ferait monter deux sandwiches club et un seau à glace avec quatre ou cinq de ces bières mexicaines au long goulot qu’on buvait à L.A. Après quoi il se calerait dans un fauteuil avec la télécommande et il regarderait la télé. Peut-être Flic en peine. Ou alors il appellerait Sublett pour lui raconter dans quelle aventure il s’était embarqué en Californie du Nord. Sublett travaillait toujours tard la nuit, parce qu’il avait les yeux sensibles à la lumière du jour, et si c’était son soir de repos il était sûrement en train de regarder un de ses films.

— Regardez où vous allez !

Elle avait tiré si fort sur les menottes qu’il avait failli perdre l’équilibre. Il était sur le point de passer d’un côté d’un pilier et elle de l’autre.

— Ça va, excusez-moi, dit-il.

Elle refusait de le regarder. Mais il avait du mal à imaginer cette fille à cheval sur le ventre d’un type, avec un rasoir, en train de lui sortir la langue par une boutonnière dans la gorge. C’est vrai qu’elle avait dans la poche ce couteau en céramique, quand Svobodov l’avait fouillée, avec un mini-téléphone et les foutues lunettes après lesquelles tout le monde courait depuis le début. Elles ressemblaient à celles de Warbaby, et elles étaient rangées dans un étui spécial. Les Russes étaient tout heureux de les avoir trouvées, et elles étaient maintenant à l’abri dans la poche intérieure du gilet pare-balles de Svobodov.

Quelque chose lui disait aussi qu’elle ne manifestait pas une peur normale. Les vibrations n’étaient pas les mêmes que celles d’un délinquant ordinaire, que n’importe quel flic apprenait à reconnaître au bout de trois jours de métier. Elle avait peur comme une victime, même si elle avait reconnu tout de suite devant Orlovsky, qu’elle avait volé les lunettes. Mais elle disait que cela s’était passé la veille, au cours d’une soirée au Morrisey. Et aucun des deux Russes n’avait parlé d’homicides, ni mentionné le nom de Blix ou d’une quelconque autre victime. Il n’était même pas question de l’accuser de vol. Et elle répétait qu’on avait tué ce mystérieux Sammy. Qui était-ce ? Peut-être l’Allemand ? Les Russes l’avaient empêché de lui poser des questions, et elle refusait désormais de lui parler, sauf pour l’engueuler quand il s’endormait debout.

Sur le pont, la vie redevenait normale, plus ou moins, maintenant que la tempête était passée, mais il était Dieu sait quelle heure du petit matin, et ce n’était pas vraiment la foule pour venir recenser les dégâts. Les lumières revenaient un peu partout. Quelques personnes nettoyaient déjà devant chez elles, chassant l’eau du tablier. Des poivrots passèrent, puis un type qui avait dû prendre du dancer et qui parlait tout seul à cent à l’heure. Il les suivit jusqu’à ce que Svobodov sorte son H & K et se retourne en lui disant qu’il allait le transformer en Kit-Kat s’il ne bougeait pas de là son cul beurré au dancer pour filer à Oakland, tête de con. Naturellement, le mec n’insista pas. Ses yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête, et Orlovsky éclata de rire. Ils arrivèrent dans un endroit mieux éclairé. C’était là que Rydell avait aperçu Chevette pour la première fois. Baissant les yeux pour voir où il mettait les pieds, il vit qu’elle portait des baskets noires comme les siennes, avec des semelles intérieures en lexan.

— Y a pas mieux, comme pompes, lui dit-il.

Elle le regarda comme s’il était complètement fou. Il vit les larmes qui coulaient sur ses joues.

Svobodov lui enfonça le canon de son H & K à la jointure de la mâchoire, juste à côté de l’oreille droite, en lui disant :

— Tu ne lui parles pas, c’est compris, enfoiré ? Rydell le regarda obliquement, dans l’axe du canon. Il attendit d’être sûr qu’il ne risquait rien avant de faire oui de la tête. Après cela, il n’adressa plus la parole à la fille. Il n’essayait même pas de la regarder. Au bout d’un moment, il se risqua à tourner la tête vers Svobodov. Quand on lui ôterait ces menottes, il avait bien envie de se le faire, ce fils de pute.

Mais juste au moment où le Russe avait retiré le canon de dessous son oreille, Rydell avait aperçu quelque chose derrière lui. Juste une ombre, mais il en retira, plus tard, une idée assez précise. C’était un grand gaillard chevelu, qui les observait, alors qu’ils étaient en pleine lumière, à partir d’une entrée de couloir qui ne semblait pas faire plus de trente centimètres de large.

Rydell n’avait rien de spécial contre les Noirs ou les immigrés ou qui que ce soit, comme c’était le cas pour beaucoup de gens. En fait, c’était l’une des choses qui l’avaient aidé à entrer à l’académie de police alors qu’il n’avait pas un dossier scolaire particulièrement favorable. Ils lui avaient fait passer tous ces tests, et ils avaient décidé qu’il n’était pas raciste. Ce qui était vrai, mais pas parce qu’il avait particulièrement réfléchi à la question. Il ne voyait simplement pas l’utilité de la chose. Pourquoi s’emmerder à être comme ça ? De toute manière, personne n’allait retourner vivre à l’endroit d’où il était venu, et même si cela venait à se faire (se disait-il vaguement), il n’y aurait plus de viande fumée à la mongole, et nous nous retrouverions tous en train d’écouter le hard métal du Culte de la Pentecôte. Sans compter que la présidente Millbank était noire.

Il était obligé d’admettre, cependant, tandis que Chevette et lui avançaient en évitant les barres de béton des pièges à tanks et en balançant stupidement en rythme, comme des écoliers, leurs poignets menottés, qu’il commençait à en avoir plutôt marre, en ce moment, de quelques Noirs et étrangers bien précis. La mélancolie de prédicateur de télé de Warbaby, il en avait ras le bol. Freddie, c’était, comme aurait dit son père, le roi des enculés de la claquette. Svobodov et Orlovsky devaient correspondre à la définition de son oncle, celui qui avait fait l’armée, quand il parlait de “tronches de lard”.

Il vit justement Freddie, le cul calé sur le pare-chocs avant de la Patriot, en train de remuer la tête au son de son casque tandis que les paroles ou il ne savait quoi faisaient le tour de ses baskets ornées de diodes lumineuses rouges. Il avait dû s’abriter de la pluie dans la voiture, parce que sa chemise imprimée avec des pistolets et son gros short n’étaient même pas mouillés.

Quant à Warbaby, avec son long pardessus en patchwork et son chapeau enfoncé sur ses lunettes LV, il aurait ressemblé à un réfrigérateur si les réfrigérateurs avaient pu s’appuyer sur une canne.

La tire grise banalisée des Russes était garée nez à nez avec la Patriot, ses pneus blindés et son grillage safari en graphite hurlant “voiture de flics” à qui voulait l’entendre. Et le public ne manquait pas. Les habitants du pont les entouraient de partout, perchés sur les barres de béton ou sur leurs charrettes déglinguées. Il y avait des gamins, deux filles qui ressemblaient à des Mexicaines, avec un filet sur les cheveux, comme si elles travaillaient dans une usine alimentaire, quelques garçons à l’air mauvais, en bleus de travail maculés, penchés sur leur manche de pelle ou leur balai. Ils se contentaient de regarder d’un air neutre, cet air que prennent les badauds quand ils voient des flics à l’œuvre et qu’ils sont curieux de savoir ce qui se passe.

Rydell vit aussi qu’il y avait quelqu’un dans la voiture des Russes, à la place du mort, le cou rentré et les genoux relevés.