Les deux Russes encadrèrent Chevette et Rydell, en les forçant à avancer. Rydell les sentait nerveux à cause de la foule. Ils n’auraient pas dû laisser leur tire comme ça.
Svobodov, de si près, laissait entendre de drôles de crissements quand il marchait. C’était le gilet-armure, sous sa chemise, que Rydell avait déjà remarqué quand ils étaient dans ce boui-boui. Le Russe fumait une de ses Marlboro en rejetant bruyamment des nuages de fumée bleue. Il avait rangé son flingue.
Ils s’avancèrent ainsi jusqu’à Warbaby. Freddie éclaira toute la scène d’un sourire qui donna à Rydell l’envie de lui allonger un coup de pied, mais Warbaby faisait la même gueule sinistre que d’habitude.
— Enlevez-nous ces putains de bracelets, demanda Rydell à Warbaby en levant le poignet.
Le bras de Chevette fut entraîné par le mouvement, et la foule aperçut les menottes. Des murmures se propagèrent comme une onde.
— Tu les as ? demanda Warbaby à Svobodov.
Celui-ci toucha le devant de son London Fog.
— Ici, dit-il.
Warbaby regarda Chevette, puis Rydell.
— C’est bien, fit-il.
Puis, s’adressant à Orlovsky :
— Enlève-leur les menottes.
Orlovsky saisit le poignet de Rydell et introduisit une clef magnétique dans la fente.
— Monte dans la voiture, ordonna Warbaby à Rydell.
— Ils ne lui ont pas lu ses droits constitutionnels, fit ce dernier.
— Monte. C’est toi le chauffeur. Tu te rappelles ?
— Est-ce qu’elle est en état d’arrestation, M. Warbaby ?
Freddie se mit à glousser.
Chevette levait son poignet à l’intention d’Orlovsky, mais il était déjà en train de ranger la clef.
— Rydell, fit Warbaby, monte à ta place. Nous n’avons rien à faire ici.
La portière côté passager de la voiture grise s’ouvrit. Un homme en descendit. Il portait des bottes de cowboy noires et un long ciré noir. Ses cheveux brun-roux étaient de longueur moyenne, et il avait des fossettes de rire dans les joues, comme si quelqu’un les avait sculptées. Ses yeux étaient très clairs. Quand il sourit, ce fut pour exhiber deux tiers de gencives et un tiers de dents, avec des pavés d’or à chaque coin.
— C’est lui ! s’écria Chevette de sa voix rauque. C’est lui qui a tué Sammy !
C’est à ce moment-là que le chevelu, celui à la chemise crasseuse, que Rydell avait repéré sur le pont, lança son vélo en plein dans le dos de Svobodov. Ce n’était pas un vélo ordinaire, mais un énorme engin à moitié rouillé, qui freinait par contre-pédalage, avec un gros panier en acier soudé au milieu du guidon.
L’engin avec son panier devait peser au moins cinquante kilos, et il y avait bien cinquante kilos de ferraille dans le panier. Quand Svobodov se reçut le tout sur les reins. Il s’étala sur le capot de la Patriot tandis que Freddie faisait un bond de chat ébouillanté.
Le chevelu atterrit sur Svobodov, au milieu de toute cette ferraille, comme un ours saisi par la rage. Il attrapa le Russe par les deux oreilles et commença à lui cogner le visage sur le capot. Orlovsky était en train de sortir son H & K. Rydell vit Chevette se baisser pour prendre quelque chose sur le côté d’une de ses baskets. Elle planta le truc dans le dos d’Orlovsky. Cela ressemblait à un tournevis. L’armure pare-balles le protégea, mais il perdit l’équilibre au moment où il pressait la détente.
Rien au monde ne produit le même bruit qu’une salve de munitions sans douille, en automatique, éjectées par un mécanisme à culasse mobile. Ce n’était pas le claquement sec d’une mitrailleuse, mais plutôt un souffle assourdissant et prolongé.
La première giclée ne sembla rien atteindre de particulier, mais avec Chevette agrippée à son bras Orlovsky essaya de retourner l’arme contre elle. Une seconde rafale partit en direction de la foule. Les gens se mirent à hurler et à s’emparer des enfants pour les mettre à l’abri.
La bouche de Warbaby était légèrement ouverte, comme s’il avait du mal à croire ce qu’il voyait.
Rydell était derrière Orlovsky lorsqu’il essaya de pointer de nouveau son arme, et il agit sans l’avoir prémédité.
Il lança un coup de pied vicieux au Russe, à peu près à dix centimètres au-dessous du creux du genou, et le troisième tir partit presque verticalement tandis qu’Orlovsky s’affaissait.
Freddie voulut saisir Chevette, sembla voir le tournevis pour la première fois et réussit in extremis à lever son portable à deux mains. Le tournevis transperça celui-ci de part en part. Freddie poussa un cri et le laissa tomber.
Rydell attrapa au vol le bracelet de menottes ouvert, celui qui lui avait été retiré du poignet, et tira.
Il ouvrit la portière de la Patriot, côté passager, et s’engouffra à l’intérieur, entraînant Chevette derrière lui. Tout en se glissant derrière le volant, il fut aux premières loges pour voir le chevelu continuer à cogner le visage en sang de Svobodov contre le capot, en faisant sauter chaque fois toute la ferraille rouillée qui les entourait.
Clef de contact. Moteur en marche.
Rydell vit tomber le téléphone de Chevette et l’étui des lunettes LV du gilet pare-balles de Svobodov. Il enfonça le bouton du baisse-glace électrique et sortit le bras. Quelqu’un tira sur le chevelu pour le séparer de Svobodov. Pop, pop, pop. Rydell passa la marche arrière et enfonça l’accélérateur au plancher. Il vit le type de la voiture grise qui pointait un petit revolver à deux mains comme on l’enseignait à l’académie de police. L’arrière de la Patriot s’écrasa contre quelque chose et Svobodov s’envola du capot dans un nuage de chaînes rouillées et de différentes longueurs de tuyaux. Chevette était en train d’essayer de sauter par sa portière ouverte, et il dut tirer sur les menottes d’une main tout en tournant le volant de l’autre. Puis il lâcha prise juste assez longtemps pour lancer le véhicule en avant à pleine vitesse. Il la saisit alors par le bras.
La portière côté passager se referma en claquant tandis qu’il fonçait sur l’homme au sourire, qui eut juste le temps de faire un bond de côté.
La Patriot chassait maintenant dans deux centimètres d’eau, et il évita de justesse d’accrocher l’arrière d’une grosse grue orange dressée à côté d’un bâtiment.
Il eut une vision insensée, dans le rétroviseur, par la lunette arrière : le pont semblait se dresser comme une épave couverte d’algues, sur un fond de ciel gris, tandis que Warbaby, faisant un pas en avant avec sa jambe raide, levait sa canne horizontalement, à hauteur de son épaule, pour la pointer sur la Patriot comme si c’était une baguette magique ou quelque chose du même genre.
Puis la canne cracha quelque chose qui fracassa la lunette arrière de la Patriot, et Rydell prit un virage à droite si serré qu’il faillit les faire capoter.
— Bon Dieu ! fit Chevette avec la voix de quelqu’un qui parle dans son sommeil. Qu’est-ce que vous foutez ?
Il l’ignorait au juste, mais ce qui était fait était fait.
24
Le chant de la pile centrale
Lorsque les lumières s’éteignirent, Yamazaki chercha son sac à tâtons dans le noir. L’ayant trouvé, il sortit sa lampe-torche.
Dans le rayon de lumière blanche, il regarda Skinner qui dormait, la mâchoire inerte, sous une pile de couvertures, dans son sac de couchage en lambeaux.
Il explora les différentes planches, au-dessus de la tablette murale, où s’alignaient de petits pots à épices en verre transparent, tous identiques, contenant des vis en acier. Il y avait aussi un vieux téléphone en bakélite, qui lui rappela ce qu’était un “cadran”, ainsi que des rouleaux de ruban adhésif de toutes tailles et de toutes couleurs, des câbles en cuivre à brins torsadés, du matériel qui avait dû servir à la pêche en mer et, finalement, un lot de bougies poussiéreuses entamées, attachées avec un ruban adhésif desséché. Choisissant la plus longue, il trouva un briquet à côté du poêle de camping vert. Il la posa verticalement au milieu d’une soucoupe blanche et l’alluma. La flamme vacilla un instant et s’éteignit.