Выбрать главу

— J’avais été frappée par le fait que sa numération globulaire en lymphocytes T était, ce jour-là, supérieure à 1200, et que ses réponses à mon questionnaire semblaient indiquer que le “safe sex”, comme on l’appelait en ce temps-là, n’était pas exactement une priorité pour lui. Il était très ouvert, très exubérant, très naïf, en réalité, et lorsque je lui ai demandé, dans la salle des visites de la prison, ce qu’il pensait de la copulation orale, il s’est mis tout à coup à rougir. Puis il a ri, en ajoutant qu’il “taillait des pipes à tire-larigot”.

L’actrice qui jouait Kutnik semblait sur le point de rougir elle-même.

— Naturellement, dit-elle, à cette époque-là, nous ne comprenions pas encore très bien les différents vecteurs de contagion de cette maladie, car, aussi grotesque que cela puisse paraître aujourd’hui, il n’y avait pas vraiment eu de recherches sérieuses sur les modalités de transmission exactes.

Yamazaki éteignit la télé. Par la suite, le docteur Kutnik ferait sortir Shapely de prison en tant que volontaire pour la recherche sur le sida, en vertu de la législation fédérale. Le projet du groupe Sharman serait combattu par les intégristes chrétiens qui désapprouvaient la transfusion de sang “souillé par le HIV” dans l’organisme de patients atteints du sida au stade terminal, et Kutnik, voyant que tout s’effondrait, rendrait publiques ses données cliniques suggérant que les relations sexuelles sans protection de plusieurs de ses malades avec Shapely avaient apparemment fait régresser leurs symptômes. Elle donnerait tranquillement sa démission, puis s’enfuirait au Brésil avec un Shapely complètement déboussolé. Là, à coup de dollars, sur un fond de guerre civile imminente, elle s’efforcerait, d’une manière qu’on ne pouvait qualifier que d’extrêmement pragmatique, de créer un climat propice à ses recherches.

L’histoire était particulièrement triste.

Mieux valait rester là, les coudes sur le bord de la tablette de Skinner, à écouter le chant de la pile centrale.

25

Sans pagaie

Il ne cessait de répéter qu’il était du Tennessee et qu’il n’en avait rien à foutre de toute cette merde. Elle pensait qu’elle allait mourir tellement il conduisait vite et que de toute façon, ces flics allaient continuer de leur coller au cul, ou bien celui qui avait tué Sammy Sal. Elle n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui s’était passé. Et l’ombre qui avait sauté sur celui avec la peau sur les os, n’était-ce pas Nigel ?

Comme il avait pris à droite en quittant Bryant Street, elle lui dit de s’engager tout de suite dans Folsom sur la gauche, parce que si ces trous-du-cul arrivaient après eux, elle pensait que le mieux était de se retrouver sur le Haight, le meilleur endroit qu’elle connaissait pour disparaître de la circulation. Et c’était bien ce qu’elle comptait faire à la première occasion. Cette Ford était la même que celle de M. Matthews, qui tenait un dépôt un peu plus haut dans Beaverton. Et dire qu’elle avait essayé de poignarder quelqu’un avec un tournevis. C’était la première fois de sa vie qu’elle faisait une chose pareille. Elle avait aussi détruit l’ordinateur du Noir, celui avec la drôle de coiffure. Et ce bracelet à son poignet… De quoi avait-elle l’air, avec l’autre bout qui se balançait, ouvert, au bout de ses trois maillons de chaîne ?

Il allongea soudain le bras pour s’emparer de la menotte libre. Il fit quelque chose sur le bracelet sans quitter la rue des yeux. Puis il lâcha tout. Le bracelet était maintenant fermé.

— Pourquoi vous avez fait ça ?

— Pour que vous ne l’accrochiez pas par accident à quelque chose. Ça vous plairait de vous retrouver menottée à une poignée de porte ou à un poteau de sens interdit ?

— Enlevez-le-moi.

— J’ai pas la clef.

Elle agita les menottes sous son nez.

— Démerdez-vous pour m’enlevez ça !

— Rentrez-les dans la manche de votre blouson. Ce sont des Beretta. Les meilleures sur le marché.

Il semblait presque heureux d’avoir trouvé un sujet de conversation, et sa conduite se fit plus douce. Il avait les yeux bruns, et il n’était pas vieux. Moins de la trentaine. Il portait des fringues à bon marché, genre K-Mart, toutes mouillées. Ses cheveux brun clair étaient coupés court, mais pas assez pour être à la mode. Elle vit se crisper un muscle au coin de sa mâchoire, comme s’il avait un chewing-gum dans la bouche, mais ce n’était pas le cas.

— Où on va ? demanda-t-elle.

— Je n’en sais foutre rien, dit-il en enfonçant un peu l’accélérateur. C’est vous qui m’avez demandé de prendre à gauche.

— Qui vous êtes ?

Il la regarda une fraction de seconde avant de répondre.

— Rydell. Berry Rydell.

— Barry ?

— Berry. Avec un E. Hé ! C’est éclairé, ici. Il y a plein de monde.

— Exact.

— Où est-ce que…

— Prenez à droite.

— D’accord, fit-il en obéissant. Pourquoi ?

— Pour être sur le Haight. C’est plein de gens la nuit, et les flics y sont rarement.

— On abandonne la caisse ?

— Y a qu’à tourner le dos trois secondes, et c’est gagné.

— Il y a des distribanques dans le coin ?

— Non.

— En voilà un, en tous cas.

Un peu plus loin sur le trottoir, des morceaux de verre de sécurité pendaient encore à l’endroit où avait été la vitre. Elle n’avait jamais remarqué, jusque là, qu’il y avait un distributeur à cet endroit.

Il sortit de sa poche arrière un portefeuille qui paraissait imbibé d’eau et en retira des cartes de crédit. Trois.

— Il me faut du liquide, fit-il en se tournant vers elle. Si vous voulez foutre le camp, ne vous gênez pas.

Il mit la main dans la poche intérieure de son blouson et en sortit les lunettes ainsi que le téléphone de Codes qu’elle avait embarqué lorsque les lumières s’étaient éteintes au Dissidents. Elle savait, par Lowell, que les gens qui ont des emmerdes ont besoin d’un téléphone, la plupart du temps bien plus que de n’importe quoi d’autre.

— C’est à vous, dit-il en laissant tomber les deux objets sur ses genoux.

Il descendit de la voiture, s’avança devant le distributeur et introduisit une première carte, puis une deuxième au bout d’un moment. Chevette vit l’appareil émerger lentement de derrière son blindage, timide et hésitant, avec les caméras chargées de surveiller la transaction. Il pianotait patiemment, du bout des doigts, sur le côté de la machine. Ses lèvres s’avançaient comme s’il sifflait, mais il n’émettait aucun son. Elle regarda le téléphone et l’étui à lunettes sur ses genoux, en se demandant pourquoi elle ne foutait pas le camp, comme il avait dit.

Finalement, il revint en comptant du pouce une petite liasse de billets. Il les mit dans la poche de son jean et s’assit au volant. Puis il se pencha pour faire voler sa première carte en direction du distributeur, qui se rétractait déjà dans sa coquille comme un crabe.

— Je ne sais pas comment ils ont fait pour l’invalider si vite depuis que vous avez planté ce truc dans le portable de Freddie, murmura-t-il.

Il lança sa deuxième carte sur le trottoir, puis sa troisième. Elles restèrent devant le distributeur tandis que la plaque blindée en lexan se mettait en place, avec ses petits hologrammes qui clignotaient sous les projecteurs halogènes de la machine.