— Quelqu’un va les ramasser, dit-elle.
— J’espère bien. Qu’ils se paient un voyage sur la planète Mars.
Il fit une manœuvre en arrière avec les quatre roues, et la Ford fit un bond en s’insérant dans la circulation, faisant faire un écart à une voiture qui arrivait, le conducteur appuyant à mort sur le frein et l’avertisseur en même temps, la bouche en O. La partie de Chevette qui était restée messagère se réjouit, pour toutes les fois où c’était à elle que les automobilistes avaient fait le coup.
— Merde ! s’écria Rydell en tripotant le levier de vitesse jusqu’à ce qu’il trouve la bonne position : puis ils bondirent en avant.
Les menottes frottaient à l’endroit où le serpent rouge lui avait laissé sa marque.
— Vous êtes flic ? demanda-t-elle.
— Non.
— Vous travaillez pour la sécurité ? Au Morrisey, par exemple ?
— Non plus.
— Qu’est-ce que vous faites, alors ?
La lumière des enseignes au néon éclairait son visage, en donnant l’impression qu’il réfléchissait.
— Je remonte un torrent de merde, lui dit-il. Sans pagaie.
26
Gens de couleurs
La première chose que vit Rydell en descendant de la Patriot, face à une impasse qui débouchait dans Haight Street, ce fut un unijambiste manchot sur une planche à roulettes. Il était couché dessus sur le ventre et se propulsait en avant avec un curieux mouvement de déhanchement qui le faisait penser aux cuisses d’une grenouille empalée par un trident. Il lui restait son bras droit et sa jambe gauche, ce qui lui assurait au moins une sorte de symétrie, mais la jambe n’avait pas de pied. Le visage, par un étrange phénomène d’osmose, avait la couleur du béton sale. Rydell n’aurait même pas su dire à quelle race il appartenait. Ses cheveux, s’il en avait, étaient dissimulés par un bonnet noir en tricot, et le reste de son corps était enveloppé d’un vêtement d’une seule pièce qui semblait constitué de morceaux de chambre à air cousus ensemble. Il leva la tête en passant devant Rydell, à travers les flaques d’eau laissées par la tempête, dans la direction de la rue, et Rydell crut l’entendre crier un truc du genre :
— T’as quelque chose à me dire ? T’as quelque chose à me dire ? Tu ferais bien de fermer ta gueule…
Il demeura là, sa Samsonite à la main, pour le regarder passer. Puis il entendit un bruit de grelots. C’étaient les ferrures du blouson de Chevette.
— Vous venez ? dit-elle. Vaut mieux pas s’éterniser dans des endroits comme ça.
— Vous avez vu ? demanda Rydell en agitant sa valise.
— Si vous restez dans le coin, vous verrez pire que ça.
Rydell se tourna vers la Patriot. Il avait verrouillé la portière et laissé la clef sous le siège du conducteur, parce qu’il ne voulait pas que ça paraisse trop facile, mais il avait oublié de remonter l’une des vitres arrière. C’était la première fois qu’il essayait de se faire voler une voiture.
— Vous êtes sûre que quelqu’un va la piquer ? demanda-t-il.
— Si on reste encore un peu ici, ils vont nous embarquer nous aussi.
Elle commença à s’éloigner. Rydell la suivit. Il y avait des trucs tracés sur les murs de brique, aussi haut qu’une main pouvait arriver, mais ça ne ressemblait à aucun langage qu’il connaisse, excepté, peut-être, la manière dont on écrivait les gros mots dans les dessins humoristiques.
Ils venaient de tourner au coin de la rue, sur le trottoir, lorsque Rydell entendit démarrer le moteur de la Patriot. Cela lui donna la chair de poule, comme quand il lisait une histoire de fantôme, parce qu’il n’y avait personne là-bas, et il ne voyait plus nulle part l’homme à la planche à roulettes.
— Regardez le trottoir devant vous, lui dit Chevette. Ne levez pas la tête quand ils passeront, ou ils vont nous tuer.
Rydell fixa le bout de ses baskets.
— Vous fréquentez beaucoup les voleurs de voitures ?
— Avancez. Ne parlez pas, ne regardez pas.
Il entendit la Patriot qui tournait au coin de la rue et s’avançait au pas à leur hauteur. Ses orteils produisaient des bruits de succion à chaque pas qu’il faisait, et il se demanda si c’était cela la mort, quand la dernière pensée qu’on avait était celle d’un petit inconfort comme ça, avoir les pieds mouillés dans ses chaussettes et se dire qu’on ne pourra plus jamais en changer.
La Patriot accéléra par à-coups, le chauffeur n’était visiblement pas familiarisé avec la disposition des vitesses. Il voulut dresser la tête.
— Restez tranquille, lui dit-elle.
— C’est des copains à vous, ou quoi ?
— Des pirates de la rue, c’est comme ça que Lowell les appelle.
— Qui est ce Lowell ?
— Vous l’avez vu au Dissidents.
— Le bar ?
— C’est pas un bar. Un café.
— On y sert de l’alcool.
— Un café. Où on a des habitudes.
— Qui ça, “on” ? Ce Lowell ? C’est un habitué ?
— Oui.
— Vous aussi ?
— Non, dit-elle avec un mouvement d’humeur.
— C’est votre copain, Lowell ? Votre petit ami ?
— Vous avez dit que vous n’étiez pas flic. Vous posez des questions comme si vous l’étiez.
— Je ne suis pas flic. Demandez-leur.
— C’est quelqu’un que je connaissais, rien de plus.
— D’accord.
Elle regarda la Samsonite.
— Vous avez un flingue là-dedans ?
— Des chaussettes propres. Des sous-vêtements.
Elle leva la tête pour le regarder.
— Je ne vous comprends pas.
— Vous n’êtes pas obligé. Qu’est-ce qu’on fait, on va marcher encore longtemps comme ça ? Vous connaissez un endroit où aller, dans cette rue ?
— On voudrait voir quelques flashes, dit-elle au gros homme.
Il avait de drôles de trucs qui lui transperçaient les mamelons et qui ressemblaient à des cylindres de serrure Yale. Ça lui tirait tout vers le bas, et Rydell ne supportait même pas de regarder ça. Il portait un pantalon blanc trop large, dont l’entrejambe descendait à hauteur des genoux, et un petit gilet de velours bleu brodé d’or. Il était gras et mou et couvert de tatouages.
L’oncle de Rydell, celui qui était parti faire la guerre en Afrique et qui n’était jamais revenu, avait deux ou trois tatouages. Le plus beau, sur toute la largeur de son dos, représentait un dragon avec des cornes et un sourire niais. Il l’avait rapporté de Corée. Huit couleurs, entièrement exécuté par ordinateur. Il avait raconté à Rydell comment la machine avait cartographié son dos pour lui montrer exactement à quoi cela ressemblerait quand ce serait fini. Puis il s’était étendu sur une table pendant que le robot le tatouait. Rydell s’était représenté une sorte d’aspirateur avec des bras chromés flexibles terminés par des aiguilles, mais son oncle disait que ça ressemblait davantage à une imprimante matricielle, et qu’il avait fallu repasser huit fois, une fois pour chaque couleur. Le dragon, cependant, était super, bien mieux fait que les autres tatouages qu’il avait sur les bras, des aigles U.S. et l’emblème de Harley. Quand son oncle s’exerçait dans la cour avec les haltères que Rydell avait achetés chez Sears, il voyait le dragon qui ondulait.
Le gros type aux mamelons percés avait des tatouages partout excepté sur la figure et sur les mains. Cela lui faisait comme un costume. Et ils étaient tous différents. Pas d’aigles ni d’emblèmes de Harley, mais ils allaient très bien ensemble. Rydell avait le vertige quand il les regardait. Il préférait admirer les murs, qui étaient également couverts de tatouages, formant une espèce de catalogue pour les clients.