— Vous êtes déjà venue ici, fit l’homme.
— Oui, répondit Chevette. Avec Lowell. Vous vous souvenez de lui ?
Le gros homme haussa les épaules.
— Mon ami et moi, fit Chevette, on aimerait choisir un motif.
— Votre ami, c’est la première fois qu’il vient.
Il avait dit cela de manière courtoise, mais Rydell perçut l’interrogation dans sa voix, et l’homme ne cessait de regarder sa valise.
— N’ayez pas peur, murmura Chevette. C’est un copain de Lowell, lui aussi.
— Vous êtes du pont, fit l’autre, comme s’il avait de la sympathie pour les gens de là-bas. La dernière tempête a été terrible, n’est-ce pas ? J’espère que vous n’avez pas subi trop de dégâts. J’ai eu un client, le mois dernier, qui s’est amené avec un Cibachrome panoramique, qu’il voulait se faire encrer dans le dos. Une vue du pont avec tous ses détails. Très réussi, comme cliché, mais ça ne rentrait pas en largeur, et il ne voulait pas qu’on réduise la taille. (Il jeta un regard sur Rydell.) Sur votre copain, il y aurait eu de la place.
— Vous pourriez le faire sur lui ? demanda Chevette.
Rydell savait qu’elle disait ça pour le faire parler, par instinct, pour entretenir son intérêt.
— Nous faisons tout ici, chez Gens de Couleurs. Lloyd à transféré le cliché sur système graphique, avec une rotation de trente degrés et un renforcement de la perspective. Le résultat est somptueux. C’est pour vous ou pour votre copain que vous vouliez voir des flashes ?
— Euh… en fait, c’était pour tous les deux. Quelque chose qui aille ensemble, vous comprenez ?
— Très romantique, fit le gros homme en souriant.
Rydell regarda Chevette.
— Suivez-moi, leur dit le gros homme.
Cela cliquetait de partout quand il marchait, et Rydell fit la grimace.
— Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Leur demanda le patron.
— Plutôt du café, pour moi, fit Rydell.
— Je suis vraiment navré, Butch a pris son après-midi et je ne sais pas faire marcher la machine. Mais le thé est très bon, vous savez.
— Bien sûr, fit Chevette en donnant un coup de coude à Rydell pour le faire avancer. Du thé, ça ira très bien.
L’autre les précéda dans un couloir, puis dans une petite pièce équipée d’écrans muraux et d’un canapé en cuir.
Je vais vous préparer ça, dit-il en s’éclipsant dans un cliquetis de ferraille.
— Pourquoi vous avez dit ça, sur des tatouages qui vont ensemble ? demanda Rydell quand ils furent seuls.
Il regarda autour de lui. La pièce était propre, les murs nus, la lumière tamisée, sans ombres.
— Pour qu’il nous laisse choisir seuls, et aussi parce que le choix va durer beaucoup plus longtemps.
Rydell posa sa Samsonite et s’assit sur le canapé.
— On peut rester ici quelque temps ?
— Oui, du moment qu’on se passe des flashes.
— C’est quoi des flashes ?
Elle prit une petite télécommande et alluma l’un des écrans muraux. Des menus s’affichèrent. Elle sélectionna des gros plans en haute résolution de morceaux de peau tatoués. Le gros homme revint avec deux timbales épaisses de thé fumant sur un petit plateau.
— Le vôtre est vert, dit-il à Chevette, et le vôtre est mormon, dit-il à Rydell, parce que vous auriez préféré du café.
— Euh… merci, fit Rydell en prenant sa timbale.
— Surtout, prenez votre temps, leur dit le patron. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi.
Il sortit, le plateau sous le bras, et referma la porte derrière lui.
— Mormon ? fit Rydell en reniflant son thé.
Il trouvait qu’il n’avait pas tellement d’odeur.
— Vous n’êtes pas censé boire du café. Il y a de l’éphédrine dans ce genre de thé.
— De la drogue ?
— C’est extrait d’une plante qui empêche de dormir. Comme le café.
Rydell décida que c’était trop chaud pour qu’il le boive tout de suite, de toute manière. Il posa la timbale par terre à côté du canapé. La fille sur l’écran avait un dragon qui ressemblait un peu à celui de son oncle, mais sur la hanche gauche. Avec un anneau d’argent qui lui perçait le bord supérieur du nombril. Chevette zappa sur un gros bras de biker avec le visage de la présidente Millbank en nuances de gris.
Rydell ôta son blouson humide, s’aperçut qu’il était déchiré à l’épaule et que la doublure ressortait. Il le laissa tomber par terre derrière le canapé.
— Vous êtes tatoué ? demanda-t-il.
— Non.
— Comment ça se fait que vous sachiez tous ces trucs, alors ?
— Par Lowell, lui dit Chevette en faisant défiler six ou sept autres images. Il a un Giger.
— Un Giger ? répéta Rydell en ouvrant la Samsonite.
Il sortit une paire de chaussettes et commença à délacer ses baskets.
— Un peintre, tradition du XIXe siècle ou quelque chose comme ça. Très classique. Biomech. Ce Giger qu’il s’est fait encrer sur le dos, ça s’appelle N.Y.C. XXIV. (Elle épela comme des lettres : x, x, i,v.) Paysage de grande ville. Tout en noir. Mais il lui faut des compléments sur les bras pour aller avec. Alors, on est venus ici voir d’autres Giger.
— Vous ne voulez pas vous asseoir ? demanda Rydell. Vous me donnez le torticolis.
Elle n’arrêtait pas d’aller et venir devant les écrans avec sa télécommande. Il enleva ses chaussettes mouillées, les mit dans le sac de Conteneur-City et enfila les neuves. Il aurait bien voulu rester un peu sans ses baskets, mais s’ils étaient obligés de filer en vitesse ? Il les remit. Il était en train de les lacer lorsqu’elle s’assit à côté de lui sur le canapé.
Elle défit la fermeture Éclair de son blouson et l’enleva. Les Beretta cliquetèrent. Les manches de son tee-shirt noir avaient été découpées aux ciseaux, et le haut de ses bras était lisse et blanc. Elle se pencha pour poser le blouson par terre, à l’autre bout du canapé, et il resta debout contre le mur. Le cuir était si rigide, avec les manches pendantes, qu’il semblait dormir debout. Rydell aurait bien aimé dormir un peu, lui aussi.
Chevette reprit la télécommande.
— Au fait, lui dit-il. Ce type à la gabardine, là-bas, celui qui a tiré sur…
Il allait dire sur le chevelu au vélo, mais elle lui saisit le poignet, en faisant cliqueter les menottes.
— Sammy. Il a tué Sammy, chez Skinner. Il… voulait les lunettes, et c’était Sammy qui les avait…
— Une seconde. Une seconde. Ces lunettes. Tout le monde court après. Warbaby, il les veut aussi.
— Qui est Warbaby ?
— Le gros Noir qui a fracassé la lunette arrière de la voiture que je lui volais. C’est lui Warbaby.
— Et les lunettes, vous croyez que je sais ce que c’est ?
— Vous ne savez pas pourquoi tout le monde les veut ?
Elle lui jeta le genre de regard qu’on pourrait jeter à un chien qui viendrait vous dire que la journée est belle et que vous devriez acheter un billet de loterie.
— Si on commençait par le commencement, hein ? fit Rydell. Dites-moi d’abord comment vous les avez eues, ces foutues lunettes.
— Pourquoi je vous le dirais ?
Il médita sa question.
— Parce que vous seriez morte, en ce moment, si je n’avais pas fait la stupide connerie de vous donner un coup de main, là-bas, quand vous étiez dans la merde.
Elle médita à son tour.
— D’accord, fit-elle au bout d’un moment.
Il y avait peut-être vraiment quelque chose dans le thé mormon du gros, ou alors Rydell avait franchi le stade d’épuisement où tout bascule pendant un moment et où on commence à croire qu’on est encore plus éveillé, dans un sens, qu’on ne l’a jamais été. Mais il se retrouvait là en train de boire ce thé à petites gorgées et de l’écouter parler, et quand elle était tellement absorbée par son histoire qu’elle en oubliait de faire défiler les tatouages sur l’écran, c’était lui qui le faisait pour elle.