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Une fois les épisodes remis en ordre séquentiel, Chevette était originaire de l’Oregon, n’avait pas de famille, avait atterri ici par hasard, s’était installée sur le pont chez ce vieux, qui avait apparemment une case en moins et un problème à la hanche. Il avait besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui, et elle avait dégoté un boulot comme coursière cycliste à San Francisco. Rydell avait l’habitude de ces gens-là, depuis l’époque où il était flic à pied à Knoxville. Il fallait leur mettre sans cesse des contredanses parce qu’ils roulaient sur le trottoir, et ils ne se laissaient pas faire. Mais ils gagnaient pas mal d’argent, s’ils étaient sérieux. Sammy, le Noir, celui dont elle disait qu’il s’était fait tuer, était coursier, lui aussi, chez Allied.

La manière dont elle racontait comment elle avait piqué les lunettes dans la poche d’un mec à cette fête du Morrisey où tout le monde avait bu un petit coup de trop, ça se tenait, pour lui. On n’inventait pas ce genre d’histoire. Elle les avait prises dans sa poche, sur un coup de tête, parce que la gueule du mec ne lui revenait pas et qu’il était devant elle. Délit de circonstance. Seulement, elle était tombée sur quelque chose qui avait de la valeur.

D’après sa description, il avait compris que le trou-du-cul du Morrisey était celui à qui on avait fait cette cravate cubaine. Allemand de naissance, citoyen du Costa Rica ou peut-être ni l’un ni l’autre. C’était lui qui figurait à la place d’honneur dans le fax obscène de Warbaby, et lui qui faisait l’objet de l’enquête de Svobodov et Orlovsky, si toutefois ces deux-là enquêtaient sur quoi que ce soit.

— Merde, fit-il au milieu d’une explication qu’elle était en train d’essayer de lui donner.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien du tout. Continuez de parler.

Les Russes étaient des ripoux, ça ne faisait plus, pour lui, aucun doute. Ils étaient de la brigade des Homicides, et ils étaient ripoux. Il aurait parié un paquet de dollars contre un beignet à trou qu’ils étaient là pour faciliter l’accès de Warbaby aux lieux du crime et extorquer des renseignements aux ordinateurs de leur service. Le reste, ce n’était que pour la galerie, c’est à dire pour lui, Rydell, l’employé. Et qu’est-ce que Freddie lui avait dit, l’autre fois, sur DatAmerica et SecurIntens qui étaient pratiquement une seule et unique compagnie ?

Chevette était lancée, à présent, et on ne pouvait plus l’arrêter. Elle racontait comment Lowell, celui qui avait beaucoup de cheveux, pas le Skinhead, l’autre, et qui avait été son copain, pour ainsi dire, à une époque, il savait s’y prendre avec les ordinateurs (vous voyez ce que je veux dire ?) Mais il fallait beaucoup d’argent pour ça, et ça lui faisait toujours un peu peur, à elle, parce que, chaque fois qu’il parlait des flics, il disait qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter à ce sujet.

Rydell hocha la tête, en faisant machinalement défiler de nouvelles images de tatouages, parmi lesquelles une fille avec des œillets en guise de bikini. Mais il suivait en réalité une boucle de pensée dans sa tête, où Hernandez menait à SecurIntens, qui menait au Morrisey, qui menait à Warbaby, qui menait à SecurIntens. Et Freddie qui disait que DatAmerica et SecurIntens c’était la même chose…

— … Désir…

Rydell battit plusieurs fois des paupières. Il avait devant lui un type maigre avec J.D. Shapely, mélancolique, sur le torse. Mais qui ne serait pas déprimé, avec des poils de torse qui vous sortent des yeux ?

— Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

— La République. La République du Désir.

— Et alors ?

— C’est pour ça que Lowell est persuadé que les flics le laisseront tranquille. Mais je lui ai dit qu’il se foutait le doigt dans l’œil.

— Des pirates informatiques.

— Vous n’avez pas écouté un seul mot.

— C’est pas vrai, protesta Rydell. Désir, République du. Repassez un peu celui-là.

Elle prit la télécommande et fit un retour sur un crâne rasé avec un soleil au sommet et des planètes qui orbitaient jusqu’au ras des oreilles, puis sur une main avec une bouche hurlante au milieu de la paume, et sur les pieds couverts d’écailles de monstre bleu-vert.

— Je disais que Lowell se fourre le doigt dans l’œil quand il croit qu’il est protégé par la République du Désir, et qu’ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent avec les ordinateurs et tout ça, et que si quelqu’un lui fait des emmerdes, il aura affaire à eux.

— Sans déconner, fit Rydell. Vous les avez vus, ces gens-là ?

— On ne les voit pas. On peut leur parler au téléphone, ou avec des lunettes spéciales, et ça c’est quelque chose.

— Pourquoi ?

— Ils ressemblent à des langoustes, ou à des vedettes de télé, une connerie comme ça. Mais je sais pas pourquoi je vous dis tout ça.

— Parce que sinon je vais m’endormir, et comment on fera pour décider si on choisit les écailles aux pieds ou les œillets au cul ?

— À vous maintenant, dit-elle.

Elle ne prononça plus un mot jusqu’à ce qu’il se décide à parler.

Il lui expliqua qu’il était de Knoxville et comment il était entré à l’académie de police, comment il regardait tout le temps Flics en peine, et lorsqu’il était devenu flic et qu’il avait eu des problèmes, il était presque passé à l’émission. Ils l’avaient amené à Los Angeles parce qu’ils ne voulaient pas que les Survivants Adultes du Satanisme leur coupent l’herbe sous les pieds, mais il y avait eu Pooky l’Ours, et ils avaient perdu tout intérêt pour lui, alors il s’était engagé chez SecurIntens où on lui avait donné Gunhead à conduire. Il lui parla de Sublett et de la chambre à Mar Vista avec Kevin Tarkovsky. Il passa sur la République du Désir et sur le soir où il avait foncé avec Gunhead dans le salon des Shonbrunn, à Benedict Canyon. Il raconta comment Hernandez était venu le voir, l’autre jour, mais ça paraissait des siècles, pour lui dire que M. Warbaby voulait l’engager comme chauffeur. Elle demanda des explications sur les pisteurs. Il lui expliqua ce qu’ils étaient censés faire, et ce qu’ils faisaient probablement, à son avis, et elle estima qu’ils n’étaient pas un cadeau.

Quand il eut terminé, elle le considéra un moment sans rien dire.

— C’est tout ? demanda-t-elle. C’est comme ça que vous vous êtes retrouvé ici ?

— C’est tout, oui.

— Bon Dieu ! fit-elle en remuant plusieurs fois la tête, latéralement.

Ils contemplèrent une paire de maillots entiers dont l’un était fait uniquement de circuits imprimés comme ceux que l’on dessinait sur les anciennes cartes électroniques.

— Vous avez des yeux, lui dit-elle en s’interrompant pour bâiller longuement, on dirait deux trous de pisse dans un tas de neige.

On frappa à la porte. Elle s’entrebâilla légèrement. Quelqu’un (ce n’était pas celui qui faisait des bruits de grelots quand il marchait) avança la tête pour leur dire :

— Vous arrivez à vous décider ? Henry est rentré à la maison.

— Le choix n’est pas facile, lui dit Chevette. Il y a beaucoup de motifs et on n’a pas intérêt à se tromper.

— Aucun problème, fit la voix, blasée. Continuez de chercher.