La porte se referma.
— Faites voir ces lunettes, demanda Rydell.
Elle se pencha pour prendre son blouson et en sortir l’étui et le téléphone. Elle lui passa les lunettes. Il vit que l’étui était d’une substance foncée, aussi fine qu’une coquille d’œuf mais rigide comme de l’acier. Il l’ouvrit. Les lunettes étaient la copie conforme de celles de Warbaby. Grosse monture noire, verres noirs pour le moment, avec une drôle de sensation quand on les soupesait. Elles étaient bien plus lourdes qu’on ne l’aurait cru.
Chevette avait soulevé le couvercle du pavé numérique du téléphone.
— Une seconde, fit Rydell en lui saisissant le poignet. Ils ont sûrement votre numéro. Si vous appelez quelqu’un avec ça, ou même si vous recevez un appel, ils seront là dans les dix minutes.
— Ce numéro-là, ils ne peuvent pas l’avoir. C’est l’un des téléphones de Codes. Je l’ai pris sur sa table quand les lumières se sont éteintes.
— Je croyais que vous n’aviez pas l’habitude de voler.
— Si Codes l’avait, c’est qu’il était déjà volé. Il fait tout un trafic avec, et Lowell s’occupe de les bricoler et de changer le numéro.
Elle appuya sur une touche et porta le téléphone à son oreille.
— Pas de tonalité, dit-elle avec un haussement d’épaules.
— Faites voir, lui dit Rydell.
Posant les lunettes sur ses genoux, il tendit la main pour prendre le téléphone.
— Il a dû se mouiller, ou peut-être que la batterie est déconnectée à la suite d’un choc. Combien Codes en tire, de ces trucs-là ?
Il passa l’ongle du pouce sur le dos de l’appareil, à la recherche de l’endroit où il s’ouvrait.
— Il les échange contre autre chose, fit Chevette.
Rydell fit sauter le couvercle. Il se pencha et vit un minuscule sachet roulé tassé contre la batterie, dont il avait déplacé les contacts. Il le sortit et le déroula.
— Autre chose ?
— Mmm.
— Des choses comme ça ?
— Mmm.
Il la regarda.
— Si c’est de la thiobuscaline 4, elle est au tableau B.
Chevette regarda le sachet de poudre grisâtre, puis Rydell.
— Mais vous n’êtes plus flic.
— Vous ne touchez pas à ce truc, j’espère ?
— Non. Enfin, une ou deux fois. Lowell en prenait de temps en temps.
— N’avalez pas cette saloperie à côté de moi, parce que j’ai trop vu ce que ça pouvait faire aux gens. Il y en a qui deviennent complètement givrés. (Il tapota le sachet.) Avec ce qu’il y a là-dedans, vous pouvez bousiller une demi-douzaine de personnes. Leur détraquer l’esprit à un point inimaginable.
Il lui donna le sachet et reprit le téléphone pour remettre la batterie en place.
— Je vous crois, dit-elle. J’ai vu ce que ça faisait à Lowell.
— J’ai la tonalité. Vous voulez appeler quelqu’un ?
Elle parut réfléchir un instant, prit le téléphone et referma le pavé.
— Il n’y a plus personne, dit-elle.
— Le vieux n’a pas le téléphone ?
— Non. (Elle courba les épaules.) J’ai peur qu’ils ne l’aient tué, lui aussi. À cause de moi…
Rydell ne trouva rien à répliquer à ça. Il était trop épuisé pour actionner la télécommande. C’était un bras avec le drapeau des confédérés, tout plissé. Comme chez lui.
Il la regarda. Elle n’avait pas l’air aussi épuisée que lui. C’était parce qu’elle était plus jeune, sans doute. Il espérait que ce n’était pas parce qu’elle avait pris de la glace ou du dancer ou une autre saloperie du même genre. Peut-être qu’elle était encore sous le choc. Elle disait que ce Sammy avait été tué, et elle se faisait de la bile pour deux autres encore. De toute évidence, elle connaissait le type qui avait foncé sur Svobodov avec son vélo, mais elle ne savait pas encore qu’il était mort. C’est drôle, tous les détails qui peuvent vous échapper quand vous assistez à une bagarre. En tout cas, il ne voyait aucune raison de lui dire la vérité, pour le moment.
— Je vais essayer d’appeler Fontaine, dit-elle en rouvrant le boîtier.
— Qui ça ?
— Il s’occupe de l’électricité et de trucs comme ça chez Skinner.
Elle composa le numéro et mit le téléphone contre son oreille.
Rydell ferma les yeux. Sa tête cogna si fort le dossier du canapé que cela faillit le réveiller.
27
Après la tempête
— Ça sent la pisse, accusa Skinner.
Yamazaki sortit brusquement d’un rêve où il était avec J.D. Shapely sur une vaste surface noire devant un mur noir sans fin où étaient inscrits les noms de tous les morts. Il leva la tête. La pièce était plongée dans l’obscurité. La lumière filtrait à travers le vitrail rond.
— Qu’est-ce que vous fichez ici, Scooter ?
Yamazaki avait mal aux reins et aux fesses.
— La tempête, dit-il, encore à moitié plongé dans son rêve.
— Quelle tempête ? Où est la fille ?
— Partie. Vous avez oublié Loveless…
— Qu’est-ce que vous racontez ?
Skinner fit un effort pour se redresser sur un coude. Il écarta du pied les couvertures et le sac de couchage, grimaçant de tout son visage couvert d’une barbe grise de deux jours.
— J’ai besoin d’un bain, et de vêtements secs.
— Loveless. Il m’a retrouvé dans un bar. Il m’a forcé à le conduire ici. Je pense qu’il a dû me suivre, avant ça, quand je vous ai quitté.
— Bien sûr. Fermez-là un peu, Scooter, ça ne vous dérange pas ?
— Ce qu’il nous faut maintenant. C’est une bonne quantité d’eau. D’abord pour le café ensuite pour que je puisse me débarbouiller un peu. Vous savez faire marcher un poêle Coleman ?
— Un quoi ?
— Le truc vert, là-bas. Il y a un réservoir, sur le devant. Vous allez le secouer. Je vous dirai comment réamorcer.
Yamazaki se leva en tordant la bouche. Il s’avança en se tenant la hanche jusqu’au poêle de métal vert que lui indiquait Skinner.
— Elle est encore partie baiser avec son bon à rien de copain de merde. Ça sert à rien, Scooter.
Il se tenait sur la terrasse de Skinner, les jambes de son pantalon battant sous une brise qui n’avait plus rien à voir avec la tempête de la veille, contemplant la cité baignée d’une étrange lumière métallique, des lambeaux de rêves tournaient encore lentement dans sa tête. Shapely lui avait parlé, avec la voix d’Elvis Presley jeune pour lui dire qu’il pardonnait à ceux qui l’avaient tué.
Il regarda l’épine dressée du Transamerica, soutenue avec l’étai qu’on lui avait appliqué après le Little Grande. Il entendit à moitié la voix de son rêve qui lui disait : « Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, Scooter. »
Skinner était en train de râler, en bas, tout en s’épongeant avec l’eau que Yamazaki lui avait fait chauffer sur le poêle Coleman. Le Japonais pensa à son directeur de thèse à Osaka.
— Je m’en fiche, dit-il en anglais, à haute voix, en prenant San Francisco pour témoin.
La cité tout entière était un thomasson. L’Amérique elle-même était peut-être un thomasson.
Comment auraient-ils pu comprendre cela à Osaka, à Tokyo ?
— Yo ! Sur le toit ! cria quelqu’un d’en bas.
Yamazaki se pencha pour voir un Noir très maigre perché sur l’enchevêtrement de poutrelles qui formaient l’armature soutenant la partie haute de l’ascenseur de Skinner. Il portait un gros pardessus en tweed et un bonnet au crochet.
— Tout va bien là-haut ? Skinner n’a rien ?
Yamazaki hésita. Il n’avait pas oublié Loveless. Si Skinner ou la fille avaient des ennemis, comment faire pour les reconnaître ?