Il s’éclaircit la voix.
— Tiens, tiens ! Quelle surprise ! dit-il calmement, d’un ton égal.
Content de lui, il eut un petit sourire. Son cœur – qui, onze ans auparavant, avait appartenu à une jeune anarchiste athlétique – battait vite, mais pas au point de l’inquiéter. Il hocha la tête.
— Vraiment, quelle surprise, répéta-t-il.
Voilà. C’était fait. Une sonnerie d’alarme devait déjà retentir dans la salle de contrôle du sous-sol ; dans quelques secondes, les gardes allaient se bousculer à sa porte. Ou bien ils préféreraient ne pas prendre ce risque, et ouvriraient les réservoirs de gaz, au plafond ; alors il y aurait une explosion, et un brouillard aveuglant les plongerait tous deux dans l’inconscience. Le danger était que cela lui déchire les tympans (songea-t-il en déglutissant), mais on pourrait toujours en prélever une paire sur un dissident en bonne santé. Peut-être ne serait-on même pas obligé d’en arriver là ; la rumeur prétendait que le rétrotraitement permettait de faire repousser certaines parties du corps. Ma foi, quel mal y avait-il à acquérir de la force même au plus profond de son corps ; un stock de remplacement. Il appréciait le sentiment de sécurité que cela conférait.
— Tiens, tiens ! s’entendit-il dire encore au cas où les circuits n’auraient pas capté la phrase-code la première ou la deuxième fois. C’est vraiment une surprise.
Les gardes allaient sans doute arriver dans les secondes qui suivraient…
Le jeune homme vêtu de couleurs vives sourit. Son corps s’infléchit de manière bizarre, et il se pencha en avant jusqu’à poser ses coudes sur le bois sculpté du pied de lit. Ses lèvres remuèrent et le résultat fut une sorte de sourire. Il plongea la main dans une poche de son pantalon bouffant et en sortit une petite arme noire qu’il pointa sur l’Ethnarque en disant :
— Votre code ne fonctionnera pas, Ethnarque Kérian. Il ne se passera rien qui soit une surprise pour moi ; je n’en dirais pas autant pour vous. Le poste de contrôle du sous-sol est aussi inopérant que le reste.
L’Ethnarque Kérian regarda le petit revolver. Il avait vu des pistolets à eau qui lui avaient fait plus d’effet. Mais qu’est-ce qui se passe ? Se peut-il réellement qu’il soit venu me tuer ? Cet homme n’était certainement pas vêtu en assassin et, de toute manière, un véritable assassin l’aurait abattu dans son sommeil. Plus cet individu resterait longtemps assis là, plus il serait en danger, qu’il ait ou non rompu les communications avec le centre de contrôle. Donc, il était peut-être fou, mais ce n’était pas un assassin. Il était tout simplement grotesque d’imaginer qu’un assassin sérieux, un professionnel, se comportât ainsi ; mais, d’un autre côté, seul un assassin extrêmement compétent et professionnel jusqu’au bout des doigts aurait pu forcer les barrages de sécurité du palais… Donc… L’Ethnarque Kérian s’efforça de convaincre son cœur brusquement emballé, en pleine mutinerie. Donc, où étaient ces fichus gardes ? Il repensa au revolver dissimulé dans la tête de lit décorative, derrière lui.
Le jeune homme croisa les bras, de sorte que l’arme n’était plus pointée sur l’Ethnarque.
— Je peux vous raconter une petite histoire ? Cela vous ennuierait-il ?
C’est bien cela, il doit être fou.
— Non, non, allez-y. Racontez-moi donc votre petite histoire, répondit l’Ethnarque de sa voix la plus amicale, la plus avunculaire. Au fait, comment vous appelez-vous ? Manifestement, sur ce sujet vous avez l’avantage sur moi.
— En effet, n’est-ce pas ? fit la voix âgée s’échappant de lèvres pourtant jeunes. En réalité, ce n’est pas une histoire que j’ai à raconter, mais deux. Mais il y en a une que vous connaissez presque entièrement. Je vais vous les narrer simultanément ; on va voir si vous savez les distinguer l’une de l’autre.
— Je…
— Chut ! fit l’autre en portant le petit pistolet à ses lèvres.
L’Ethnarque jeta un regard en coin à la fille, du côté opposé du lit. Il se rendit compte que l’intrus et lui-même avaient jusque-là parlé à mi-voix. S’il pouvait réveiller la fille, peut-être l’homme la prendrait-il pour cible ; ou du moins, peut-être détournerait-elle son attention le temps qu’il s’empare de l’arme cachée ; grâce à ce nouveau traitement, il était plus rapide qu’il ne l’avait été de vingt ans… mais nom de nom, où étaient les gardes !
— Écoutez un peu, jeune homme ! rugit-il. Voulez-vous me dire ce que vous faites là. Hein ?
Sa voix – qui s’était fait entendre dans des amphithéâtres et sur des places publiques sans la moindre amplification – résonna dans la pièce. Bon sang, les gardes du sous-sol auraient dû pouvoir l’entendre sans l’aide des microphones ! Or, la fille au bout du lit ne bougea même pas.
Le jeune homme affichait un sourire ironique.
— Tout le monde dort, Ethnarque. Il n’y a que vous et moi. Et maintenant, l’histoire dont je vous parlais…
— Qu’est-ce…, s’étrangla l’Ethnarque en repliant ses jambes sous les couvertures. Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?
L’intrus eut l’air quelque peu surpris.
— Eh bien, je suis venu vous chercher, Ethnarque. Vous allez être enlevé. Et maintenant…, ajouta-t-il en déposant son arme sur le large rebord du pied de lit.
L’Ethnarque la regarda fixement. Trop loin pour qu’il puisse l’attraper, mais…
— L’histoire, reprit l’intrus en se laissant aller contre le dossier de son fauteuil. Il était une fois, bien loin d’ici, de l’autre côté du puits de gravité, une terre magique où il n’existait ni rois, ni lois, ni argent, ni propriété, mais où chacun vivait en prince, où les gens étaient très bien élevés et ne manquaient de rien. Ces gens vivaient en paix, mais ils s’ennuyaient ferme, car le paradis peut faire cet effet au bout d’un moment ; ils se lancèrent donc dans les bonnes œuvres. Disons qu’ils se mirent à rendre visite aux gens plus défavorisés. Et toujours ils s’efforçaient d’apporter avec eux ce qu’ils considéraient comme le bien le plus précieux : la connaissance, l’information. Une information aussi étendue que possible car ces gens avaient une étrange particularité : ils méprisaient les rangs et les grades, et détestaient les rois… comme tout ce qui relève de la hiérarchie… même les Ethnarques.
Le jeune homme eut un petit sourire. L’Ethnarque l’imita. Puis il s’essuya le front et remua un peu dans son lit, comme pour s’installer plus confortablement. Son cœur battait toujours à grands coups.
— Or, à une époque, une force terrible menaça de réduire leurs bons efforts à néant ; mais ils y résistèrent, et ce furent eux qui l’emportèrent. Ils sortirent du conflit encore plus forts qu’avant et, s’ils n’avaient pas éprouvé un tel désintérêt pour le pouvoir en tant que tel, ils auraient été extrêmement redoutés. Pourtant, il se trouve qu’ils ne l’étaient guère, par rapport à l’étendue de leurs pouvoirs. Et ces pouvoirs, ils s’amusaient entre autres à les exercer en se mêlant des affaires de sociétés qui, à leurs yeux, pouvaient tirer bénéfice de leur intervention. Et la méthode la plus efficace en la matière, c’est d’entrer en contact avec les gens situés tout en haut de l’échelle sociale. Un grand nombre d’entre eux deviennent médecins particuliers des plus hauts dignitaires et, à coups de traitements et de médicaments qui semblent magiques aux peuples relativement primitifs dont ils se préoccupent, ils améliorent les chances de survie des dirigeants qui le méritent. C’est ainsi qu’ils préfèrent œuvrer : en offrant la vie, voyez-vous, plutôt qu’en distribuant la mort. On peut considérer qu’ils manquent de fermeté, étant donné leur grande répugnance à tuer, et peut-être s’accorderont-ils à le reconnaître. Mais ce manque de fermeté est comparable à celui de l’océan, et, ma foi… demandez à n’importe quel marin si l’océan est frêle et inoffensif !