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— Oui, je vois, fit l’Ethnarque en reculant encore un peu dans le lit, en glissant un oreiller derrière son dos et en vérifiant sa position par rapport à la cachette de l’arme.

Son cœur battait maintenant à tout rompre.

— Autre tendance de ces gens, autre façon de léguer la vie plutôt que la mort : ils offrent aux dirigeants de certaines sociétés (situées en deçà d’un niveau technologique donné) la seule chose que ne saurait leur apporter toute la richesse, toute la puissance dont ils disposent : le remède contre la mort. Le retour à la jeunesse.

Brusquement plus intrigué que terrifié, l’Ethnarque regarda fixement le jeune homme. Voulait-il parler du rétrotraitement anti-âge ?

— Ah ! je vois que les choses commencent à se mettre en place dans votre tête, n’est-ce pas ? sourit le jeune homme. Eh oui ! Vous ne vous trompez pas. Il s’agit bien du processus que vous avez suivi, Ethnarque Kérian. Et pour lequel vous avez payé, l’année écoulée. Pour lequel vous avez promis de payer – permettez-moi de vous le rappeler –, mais pas seulement en platine. Alors, vous vous souvenez maintenant, hmm ?

— Je… je ne sais pas très bien.

L’Ethnarque Kérian gagnait du temps. Du coin de l’œil, il apercevait le panneau dissimulant l’arme dans la tête de lit.

— Vous aviez promis de mettre fin au massacre du Youricam, vous vous rappelez ?

— J’ai dû dire que j’allais revoir notre politique de ségrégation et de relogement dans les…

— Non, coupa le jeune homme en agitant la main. Je veux parler des massacres, Ethnarque ; les trains de la mort, vous voyez ? Les trains dont les gaz d’échappement finissent par sortir de la dernière voiture. (Le jeune homme afficha une espèce de sourire ricanant et secoua la tête.) Alors, ça ne vous évoque rien, ça ? Non ?

— Je ne vois absolument pas de quoi vous voulez parler, répliqua l’Ethnarque.

Ses paumes transpiraient ; il les sentit froides et luisantes et les essuya sur les draps : s’il devait tenter le coup, il ne fallait pas que le revolver lui glisse des mains. Celui de l’intrus reposait toujours sur le pied de lit.

— Je suis bien sûr que si. En fait, j’en ai même la preuve.

— Si certains membres des forces de sécurité ont commis des actes excessifs, croyez qu’ils seront sévèrement…

— Nous ne sommes pas en conférence de presse, Ethnarque.

L’homme se pencha légèrement en arrière dans son fauteuil, s’éloignant du pistolet par la même occasion. Tremblant, l’Ethnarque se contracta.

— En réalité, vous avez conclu un marché, mais vous n’avez pas tenu vos engagements. Je suis donc venu réclamer mon dû, conformément à la clause de non-respect du contrat. On vous avait averti, Ethnarque. Ce qui a été donné peut être repris. (L’intrus se renversa encore plus franchement en arrière dans son fauteuil, examina la pièce plongée dans la pénombre, puis adressa un hochement de tête à l’Ethnarque tout en nouant ses mains derrière sa tête.) Dites au revoir à tout cela, Ethnarque Kérian. Vous êtes…

L’Ethnarque se tourna, heurta du coude le panneau secret, et la section concernée de la tête de lit pivota sur elle-même ; il arracha l’arme de son support, revint face à l’homme et la pointa sur lui ; puis il trouva la détente et la pressa.

Rien ne se passa. Le jeune homme le regardait, les mains toujours sur la nuque, tout le corps animé d’un lent mouvement de va-et-vient sur son siège.

L’Ethnarque appuya encore plusieurs fois sur la détente.

— Ça marche mieux avec ça, fit l’intrus en passant la main dans sa poche de poitrine pour en sortir une douzaine de balles, qu’il jeta sur le lit aux pieds de l’Ethnarque.

Les balles luisantes s’entrechoquèrent en roulant sur le drap et se rassemblèrent dans un pli. L’Ethnarque Kérian les regarda sans broncher.

— … Je vous donnerai tout ce que vous voudrez, énonça-t-il. (Sa langue était épaisse et sèche dans sa bouche. Il sentit ses intestins se relâcher et contracta désespérément l’anus ; il avait soudain l’impression d’être redevenu enfant, comme si le rétrotraitement l’avait fait régresser trop loin.) Tout. N’importe quoi. Je peux vous donner ce dont vous n’avez même jamais rêvé ; je peux…

— Tout ça ne m’intéresse pas, coupa le jeune homme en secouant la tête. Mon histoire n’est pas encore terminée. Voyez-vous, ces gens dont je vous parlais, ceux qui manquent de fermeté et préfèrent donner la vie que la mort… Eh bien, quand quelqu’un bafoue le contrat qu’il a passé avec eux, ou quand il tue après avoir promis de ne pas le faire, ces gens ne cherchent pas pour autant à l’assassiner en retour. Ils préfèrent utiliser leur fameuse magie ainsi que leur précieuse compassion pour, là encore, accomplir une bonne action. Alors, ce quelqu’un disparaît.

L’homme se redressa à nouveau dans son siège et prit appui sur le pied de lit. L’Ethnarque, lui, se contentait de le fixer en tremblant de tous ses membres.

— Ces gens pleins de bonté… font disparaître les méchants, reprit le jeune homme. Mais d’abord, ils envoient d’autres individus les récupérer. Et ces individus – les récupérateurs – aiment insuffler la peur de la mort à ceux qu’ils viennent chercher, et ont tendance à porter des habits… (il désigna son propre vêtement bigarré) passe-partout ; et naturellement – grâce à la magie –, ils n’ont pas le moindre mal à s’introduire dans les palais les mieux gardés.

L’Ethnarque déglutit et, d’une main qui tremblait furieusement, finit par lâcher son arme inutile.

— Attendez un peu, fit-il en s’efforçant de dominer sa voix. (Les draps étaient trempés de sueur.) Vous voulez dire que…

— Nous voici parvenus pratiquement à la fin de l’histoire, l’interrompit le jeune homme. Ces gens si gentils (que vous jugeriez insuffisamment fermes, comme je l’ai déjà dit) enlèvent les méchants et les emportent avec eux. Ils les mettent quelque part où ils ne peuvent pas faire de mal. Ce n’est pas un paradis, mais ça ne ressemble pas non plus à une prison. Là, les méchants sont parfois obligés d’écouter les bons leur dire à quel point ils ont été méchants ; ils n’ont plus jamais l’occasion de changer le cours de l’histoire, mais ils vivent confortablement, en toute sécurité, et ils meurent en paix… grâce aux gentils. Certains disent peut-être que les bons ne sont pas assez fermes ; mais les bons pas assez fermes, eux, disent qu’en général, les crimes commis par les méchants sont tellement atroces qu’il n’existe aucun moyen connu de leur faire endurer fût-ce un millionième de la souffrance et du désespoir qu’ils ont eux-mêmes causés aux autres. Alors, à quoi bon les châtier ? Compléter la vie du tyran par sa propre mort reviendrait simplement à commettre une monstruosité supplémentaire. (Le jeune homme parut troublé l’espace d’une seconde, puis haussa les épaules.) Je vous l’ai dit : certains trouvent qu’ils manquent de fermeté.