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Sur ces derniers mots, il ramassa son petit pistolet et l’enfouit dans une des poches de son pantalon.

Puis il se remit lentement sur pied. Le cœur de l’Ethnarque continuait de battre à tout rompre, mais on voyait maintenant des larmes dans ses yeux.

Le jeune homme se baissa, ramassa quelques vêtements et les lança à l’Ethnarque, qui s’en empara vivement et les serra contre sa poitrine.

— Mon offre tient toujours, déclara l’Ethnarque Kérian. Je peux vous donner…

— La satisfaction du devoir accompli, soupira le jeune homme en contemplant les ongles d’une de ses mains. C’est tout ce que vous pouvez me donner, Ethnarque. Rien d’autre ne m’intéresse. Habillez-vous ; vous partez.

L’autre commença à enfiler sa chemise.

— C’est votre dernier mot ? insista-t-il. Vous savez, je crois avoir découvert quelques vices nouveaux que même le vieil Empire ne connaissait pas. Je suis disposé à vous les faire partager.

— Non, merci.

— Qui sont ces gens dont vous parlez, au fait ? demanda l’Ethnarque en boutonnant sa chemise. Et puis-je savoir comment vous vous nommez ?

— Contentez-vous de vous habiller.

— Ma foi, je continue de croire que nous pourrions parvenir à un quelconque arrangement… (L’Ethnarque attacha son col.) Tout cela est bien ridicule, mais je dois sans doute remercier le sort que vous ne soyez pas un assassin, n’est-ce pas ?

Le jeune homme sourit et parut tirer quelque chose de sous un de ses ongles. Il mit ses mains dans ses poches tandis que l’autre repoussait à coups de pied ses draps vers le fond du lit, puis ramassait ses culottes.

— En effet, répondit le jeune homme. Ce doit être épouvantable de se dire qu’on va bientôt mourir.

— Il y a plus agréable, acquiesça l’Ethnarque en enfilant une jambe, puis l’autre dans son pantalon.

— Mais quel soulagement, j’imagine, quand on se voit octroyer un sursis !

— Hmm.

L’Ethnarque fit entendre un petit rire.

— C’est un peu ce que doit ressentir l’homme qui se fait ramasser dans une rafle avec les autres habitants de son village et qui se dit qu’il va être passé par les armes…, musa le jeune homme en faisant face à l’Ethnarque depuis le pied du lit, quand il apprend qu’en fin de compte, on va simplement le reloger ailleurs. (Il sourit. L’Ethnarque hésita.) Un ailleurs, reprit-il, où il se rendra en train. (Il ressortit la petite arme noire de sa poche.) Dans un train qui contient toute sa famille, sa rue, son village tout entier… (Le jeune homme régla quelque chose sur la petite arme sombre qu’il tenait à la main.) Et qui finit par ne plus rien contenir que des gaz d’échappement et un grand nombre de cadavres. (Il eut un sourire sans joie.) Qu’en pensez-vous, Ethnarque Kérian ? Est-ce en gros ce que vous ressentez ?

L’interpellé s’immobilisa brusquement et regarda le revolver en ouvrant de grands yeux.

— Les gentils s’appellent la Culture, expliqua le jeune homme, et moi aussi, j’ai toujours pensé qu’ils manquaient de fermeté. (Il tendit l’arme à bout de bras.) Je ne travaille plus pour eux depuis quelque temps. Maintenant, je suis à mon compte.

L’Ethnarque contempla bouche bée les yeux sombres et sans âge qui surmontaient le canon de l’arme noire.

— Moi, déclara l’homme, je suis Chéradénine Zakalwe. (Il éleva le pistolet à la hauteur du nez de l’Ethnarque.) Et vous, vous êtes un homme mort.

Sur quoi il fit feu.

… Rejetant la tête en arrière, l’Ethnarque s’était mis à hurler ; l’unique balle qui fut tirée se logea donc dans son palais avant d’exploser à l’intérieur de son crâne.

Son cerveau gicla sur la tête de lit sculptée. Son corps s’effondra dans les draps doux comme de la peau. Il y eut une unique convulsion, et le sang jaillit.

Il regarda le sang former une mare. Il battit une ou deux fois des paupières.

Puis il ôta avec lenteur ses vêtements aux couleurs criardes et les fourra dans un petit sac à dos noir. En dessous, il portait une combinaison noire, noire comme les ombres.

Il sortit de son sac à dos un masque d’un noir mat et le passa autour de son cou sans l’ajuster encore sur son visage. Il gagna la tête du lit, décolla un petit carré transparent du nez de la jeune fille endormie, puis s’enfonça à nouveau dans les ténèbres de la chambre en remontant son masque.

Passant en vision nocturne, il dégagea le panneau frontal dissimulant le tableau de contrôle du système d’alarme, et en retira plusieurs petites boîtes. Puis, en marchant très doucement cette fois, très lentement il traversa la pièce en se dirigeant vers la fresque pornographique qui couvrait tout un mur et dissimulait l’issue de secours susceptible de conduire l’Ethnarque soit aux égouts, soit au toit du palais.

Avant de refermer la porte, il se retourna et contempla une dernière fois le gâchis sanglant qui maculait la surface sculptée de la tête de lit. Il eut à nouveau le même petit sourire, mais un peu hésitant cette fois.

Puis, lui-même semblable à un fragment de nuit, il se faufila dans les profondeurs du palais, toutes de pierre noire.

Deux

Le barrage s’étendait, calé entre les collines piquées d’arbres, tel un tesson appartenant à une gigantesque tasse brisée. Le soleil matinal illuminait la vallée, frappait sa face concave et donnait naissance à un flot de lumière réfléchie. En arrière du barrage, le lac tout en longueur était sombre et froid. L’eau arrivait à peine à mi-hauteur de l’énorme muraille de béton et, plus loin, les bois avaient depuis longtemps reconquis une bonne moitié des flancs de montagne jadis complètement noyés. Aux pontons d’une rive étaient amarrés des bateaux à voile, dont les vaguelettes venaient lécher les coques miroitantes.

Les oiseaux découpaient l’air, très haut dans le ciel, et décrivaient des cercles dans la tiédeur des rayons du soleil, au-dessus de l’ombre du barrage. L’un d’eux descendit en piqué, puis se mit à planer parallèlement à la courbe du barrage, suivant la route déserte qui courait à son sommet. L’oiseau ramena ses ailes contre son corps juste au moment où l’on aurait cru qu’il allait percuter les rambardes blanches bordant la route de part et d’autre ; il fila en un éclair entre les montants étoilés de rosée, exécuta un demi-tonneau, rouvrit incomplètement ses ailes et fondit tout droit vers l’ancienne centrale hydroélectrique désaffectée, désormais résidence majestueusement excentrique – sans parler de son aspect hautement symbolique – de la femme nommée Diziet Sma.

L’oiseau retrouva une posture plus normale et poursuivit ainsi sa descente ; parvenu à hauteur du jardin suspendu, il déploya toutes grandes ses ailes pour prendre appui sur l’air et, s’immobilisant précipitamment en donnant de rapides coups d’ailes, il atterrit avec un petit bruit de serres sur le rebord d’une fenêtre, au dernier étage de l’ancien centre administratif, à présent aménagé en appartements.

Les ailes repliées, sa tête noire de suie penchée sur le côté avec, dans son petit œil rond, la lumière réfléchie par le mur de béton, l’oiseau gagna en sautillant une fenêtre entrouverte dont les souples rideaux rouges ondoyaient dans la brise. Il passa la tête sous l’ourlet voletant du tissu et jeta un regard dans la pénombre de la pièce.

— Tu arrives trop tard, dit Sma qui, l’air tranquillement méprisant, passait justement devant la fenêtre.

Elle porta à sa bouche le verre d’eau qu’elle tenait à la main et but une gorgée. Elle venait de prendre une douche, et son corps couleur fauve était perlé de gouttelettes.

La tête de l’oiseau pivota, et il la suivit du regard tandis qu’elle se dirigeait vers la penderie et entreprenait de s’habiller. Pivotant à nouveau, le regard de l’oiseau se porta sur le corps masculin qui planait à un peu moins d’un mètre au-dessus d’un sommier posé à même le sol. Dans la brume indistincte engendrée par le champ anti-g du lit, la silhouette pâle de Relstoch Sessupin remua dans les airs, puis roula sur elle-même. Ses bras s’écartèrent doucement et, au bout d’un moment, le faible champ centreur opérant de son côté du lit les lui ramena lentement le long du corps. Dans le dressing, Sma retint une gorgée d’eau dans sa bouche et se gargarisa avant de l’avaler.