Le service en question se trouvait à quelques niveaux de là, dans la lumière du soleil, dont les rayons entraient par de hautes fenêtres limpides. Le ciel était blanchi de nuages filant à toute allure et, au-dessous, dans le lointain, au-delà des champs mouchetés et des terres boisées, l’océan dessinait une ligne de brume bleue.
La vaste salle divisée en compartiments était peuplée de vieillards paisibles. Sma soutint Zakalwe jusqu’à ce qu’ils en atteignent l’extrémité opposée où, selon le drone, devait se trouver Livuéta. Ils pénétrèrent dans un couloir court et large. Livuéta sortit d’une pièce adjacente et s’immobilisa en les voyant arriver.
Livuéta Zakalwe paraissait plus âgée ; ses cheveux étaient blancs, sa peau adoucie et ridée par l’âge. Ses yeux avaient retrouvé leur flamme. Elle se redressa légèrement. Elle tenait un profond plateau chargé de petites boîtes et de minuscules flacons.
Elle les observa : l’homme, la femme, la petite valise de couleur claire qui était le drone.
Sma coula un regard de côté et siffla : « Zakalwe ! » en le poussant pour qu’il se tienne plus droit.
Il avait les yeux fermés. Il les ouvrit et contempla d’un air hésitant, les paupières plissées, la femme qui se tenait devant eux. Tout d’abord, il ne parut pas la reconnaître ; puis, lentement, la lucidité lui revint.
— Livu ? dit-il en battant rapidement des paupières, les yeux toujours fixés sur elle. Livu ?
— Je vous salue, madame Zakalwe, enchaîna Sma en voyant que l’autre ne réagissait pas.
L’air méprisant, Livuéta détourna son regard de l’homme à demi pendu au bras droit de Sma. Puis elle la regarda en secouant la tête de telle manière que, l’espace d’un instant, cette dernière crut qu’elle allait répondre que non, qu’elle ne s’appelait pas Livuéta.
— Pourquoi vous acharnez-vous ainsi ? dit Livuéta Zakalwe d’une voix douce et où perçait encore la jeunesse, songea le drone, juste au moment où le Xénophobe reprenait contact avec lui pour lui fournir des faits passionnants glanés dans diverses archives historiques.
(— Vraiment ? s’étonna le drone. Mort ?)
— Pourquoi faites-vous cela ? reprit la femme. Pourquoi lui faire cela à lui, à moi… Pourquoi ? Vous ne pouvez donc pas nous laisser tranquilles, tous ?
Sma eut un haussement d’épaules un peu gauche.
— Livu…, proféra l’homme.
— Je suis désolée, madame Zakalwe, reprit Sma. C’est lui qui l’a voulu ; nous lui avions promis.
— Livu, je t’en prie, parle-moi, laisse-moi m’expl…
— Vous ne devriez pas faire ça, dit Livuéta à Sma.
Là-dessus, elle reporta son attention sur l’homme qui se frottait le crâne d’une main en lui souriant bêtement et en clignant les yeux.
— Il a l’air malade, constata-t-elle.
— Il l’est, l’informa Sma.
— Faites-le entrer là-dedans, répondit Livuéta Zakalwe en ouvrant une autre porte, qui se révéla donner sur une chambre à un lit.
Skaffen-Amtiskaw, qui se demandait encore ce qui se passait à la lumière des renseignements qu’il venait de recevoir du vaisseau, trouva tout de même le temps de s’étonner quelque peu que cette femme prenne les choses aussi calmement, cette fois-ci. La dernière fois, elle avait essayé de tuer le gaillard, et le drone avait dû s’interposer en toute hâte.
— Mais je ne veux pas m’étendre ! protesta l’homme en voyant le lit.
— Alors assieds-toi, Chéradénine, fit Sma.
Livuéta Zakalwe branla du chef et marmonna quelques mots que même le drone ne put intercepter. Puis elle posa son plateau à médicaments sur une table et alla se planter dans un angle de la pièce tandis que l’homme prenait place sur le lit.
— Je vais vous laisser, déclara Sma à l’intention de la vieille femme. Nous attendrons devant la porte.
Assez près pour que j’entende, se dit le drone, et pour que je l’empêche de tenter de l’assassiner à nouveau, s’il lui en venait l’idée.
— Non, répondit la femme en secouant la tête et en contemplant d’un air étrangement dépassionné l’homme assis sur le lit. Non, ne partez pas. Il n’y a rien que vous ne…
— Mais moi je veux qu’ils partent, intervint Zakalwe ; cela déclencha une quinte de toux qui le plia en deux et faillit le faire tomber du lit.
— Qu’y a-t-il que tu ne puisses dire devant eux ? s’enquit Livuéta Zakalwe. Qu’y a-t-il qu’ils ne sachent pas ?
— Je veux seulement… m’entretenir avec toi en privé, Livu, s’il te plaît, dit-il en relevant les yeux sur elle. Je t’en prie…
— Je n’ai rien à te dire. Et il n’y a rien que tu puisses me dire.
Le drone entendit venir quelqu’un dehors, dans le couloir ; on frappa à la porte. Livuéta alla ouvrir. Une jeune infirmière, qui l’appela « ma sœur », déclara qu’il était l’heure de préparer tel patient.
Livuéta Zakalwe consulta sa montre.
— Il faut que j’y aille, leur apprit-elle.
— Livu, Livu, je t’en supplie ! (Il se pencha vers l’avant, les coudes au corps, les deux mains ouvertes devant lui, paumes en l’air et doigts recourbés.) Je t’en supplie !
Il avait les yeux pleins de larmes.
— Tout ceci est inutile, remarqua l’autre en secouant la tête. Et tu es un imbécile. Quant à vous, reprit-elle en s’adressant à Sma, ne me le ramenez plus.
— LIVU !
Il s’effondra sur le lit et se recroquevilla, tremblant de tous ses membres. Le drone perçut la chaleur qui émanait de son crâne rasé et vit battre les vaisseaux sanguins sur sa nuque et le dos de ses mains.
— Calme-toi, Chéradénine, fit Sma en s’approchant du lit avant de poser un genou en terre et de prendre le blessé par les épaules.
Un bruit de choc retentit : Livuéta Zakalwe venait de frapper de la paume sur la table près de laquelle elle se tenait. L’homme était secoué de sanglots. Le drone capta de curieuses formes d’ondes cérébrales. Sma releva les yeux sur l’autre femme.
— Ne l’appelez pas ainsi, fit Livuéta Zakalwe.
— Comment ? interrogea Sma.
Elle peut être drôlement bouchée, parfois, songea le drone.
— Ne l’appelez pas Chéradénine.
— Et pourquoi ?
— Ce n’est pas son nom.
— Ah bon ? fit Sma, interloquée.
Le drone contrôla l’activité cérébrale du blessé et sa pression sanguine, et décréta qu’on allait vers une brusque aggravation de son état.
— Non, ce n’est pas son nom.
— Mais…, commença Sma qui se mit tout à coup à secouer la tête. Il est votre frère, Chéradénine Zakalwe.
— Non, madame, répliqua Livuéta Zakalwe en reprenant son plateau avant d’ouvrir la porte d’une main. Non, ce n’est pas mon frère.
— Rupture d’anévrisme ! jeta précipitamment le drone.
Puis il glissa dans les airs, passa devant Sma et arriva devant le lit, où l’homme gisait, agité de spasmes. La machine l’examina plus en détail et découvrit un gros vaisseau qui s’était rompu et dont le sang se déversait dans le cerveau de Zakalwe.
Il le retourna sur le dos d’un seul mouvement, retendit bien droit et usa de son effecteur pour le plonger dans l’inconscience. À l’intérieur de son crâne, le sang continuait de couler par la déchirure du vaisseau, inondant les tissus environnants et bientôt le cortex.
— Veuillez m’excuser pour ce qui va suivre, mesdames, reprit le drone.
Puis il fit apparaître un champ découpeur et entama le crâne de l’homme, qui cessa brusquement de respirer. Skaffen-Amtiskaw employa alors un autre aspect de son champ de force afin de maintenir le mouvement alterné de sa cage thoracique, tandis que l’effecteur persuadait doucement les muscles des poumons de se remettre au travail. Cela fait, il détacha la calotte crânienne, et une brève décharge de SOERC à basse tension répercutée par un autre composant-champ cautérisa tous les vaisseaux sanguins concernés. Puis il tint le crâne de côté ; déjà le sang apparaissait, de plus en plus répandu de part et d’autre du paysage grisâtre formé par le tissu cérébral. Le cœur s’arrêta ; le drone le remit en marche grâce à son effecteur.