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Cette double malédiction, souffrir de traiter le mal par le mal et s’abandonner à la séduction du mal et de la souffrance, représente-t-elle le sort de toute société idéale, ou du moins de toute assez bonne société ? À lire Banks qui est là-dessus assez convaincant, on serait tenté de le penser. Une idée me vient. C’est que la Culture a absolument besoin de cet environnement à ses yeux pervers qu’elle s’efforce inlassablement de réduire. C’est sa dernière justification, son ultime ouverture sur la résistance du réel. Si elle parvient à faire régner sa bienveillance confite sur tout l’univers, elle cessera d’être un idéal, ne sera plus, au sens strict, qu’un reflet d’elle-même, mort-vivant. Ainsi Iain M. Banks nous invite peut-être à une réflexion surprenante sur la nécessité du mal.

Ou bien cette place donnée aux confins de la Culture, à Contact, à Circonstances Spéciales et à ses agents peu recommandables, représente-t-elle seulement pour Iain M. Banks un piment nécessaire, voire une inclination naturelle à une certaine perversité dont il avait fait preuve dans Le Seigneur des guêpes[5]. Même ses drones sont à l’occasion méchants. On sait bien que le bonheur n’est pas un bon sujet de romans, pas plus que les bons sentiments. Le malheur est bien plus amusant ainsi que la méchanceté. Peut-être Banks n’a-t-il pu nous faire entrevoir les délices de la Culture qu’à partir de son extérieur, des zones d’ombres, parfois d’immondices, qui l’entourent et qui sont tellement plus proches de notre univers ? Sans quoi il nous aurait fait périr d’ennui.

En tout cas, L’Usage des armes adopte une forme littéraire élaborée qui épouse parfaitement le chemin sinueux, non dépourvu de perversité formelle, qui va de la civilisation de la Culture à la barbarie et retour. Je recommande à ses lecteurs de lire le livre deux fois, une première fois selon l’ordre des pages, et une seconde fois en suivant la numérotation des chapitres à partir de la fin, en chiffres romains à l’aller, en lettres au retour. Ils feront d’intéressantes découvertes chronologiques et pourront étudier à loisir les tours de passe-passe d’un écrivain hors pair.

Gérard KLEIN

Remerciements

Pour Mic.

Tout est de la faute de Ken MacLeod. C’est lui qui a eu l’idée d’arracher le vieux guerrier à sa retraite, et lui aussi qui a suggéré le programme de remise en forme.

« Léger ennui mécanique »

Zakalwe affranchi ; Ces paresseuses volutes de fumée au-dessus de la ville, Noirs trous de ver dans l’air, sous le midi radieux de Niveau Zéro ; T’ont-elles dit ce que tu désirais entendre ? Ou bien écorché de pluie sur une citadelle de béton, Île-forteresse sous la crue ; Tu as erré entre les machines disloquées, Et cherché d’un œil dégrisé Les machines d’une autre guerre, Une usure de l’âme et de la mécanique. Avec des appareils, des avions, des vaisseaux, Avec armes, drones et champs tu as joué, et Écrit l’allégorie de ta propre régression Dans les larmes et le sang d’autrui ; Fragile poésie de ton ascension Au-dessus d’une grâce piètre et simple. Et ceux qui t’ont trouvé, Pris, remodelé (« Eh oui, petit ! C’est à nous, les missiles-couteaux, que tu as affaire maintenant, À nos attaques, notre rapidité, notre sanglant secret : Le chemin du cœur de l’homme passe à travers sa poitrine ! ») — Ils te croyaient simple jouet entre leurs mains, Enfant sauvage ; revers d’expédient issu d’un lointain passé Car l’utopie engendre peu de guerriers. Mais tu savais que ta légende grave un chiffre Dans tout plan concocté, Et, jouant à notre jeu pour de vrai, Tu as percé à jour nos rouages secrets, Nos glandes rétives Et découvert, dans les os, un sens qui t’appartient. — Le captage de ces vies culturées Ne s’est pas fait dans la chair Et ce que nous nous contentions de savoir Toi, tu l’as éprouvé, Avec toute la moelle de tes cellules déformées. Rasd-Coduresa Diziet Embless Sma da’ Marenhide.
Aux bons soins de SC, Année 115 (Terre, calendrier khmer).
Auteur de la traduction à partir du Marain. Inédit.

Prologue

— Dis-moi, qu’est-ce que le bonheur ?

— Le bonheur ? Le bonheur…, c’est s’éveiller par une belle matinée de printemps après une épuisante première nuit avec une ravissante… et passionnée… multi-meurtrière.

— … Merde, et c’est tout ?

Entre ses doigts, le verre ressemblait à une chose prise au piège et transpirant de la lumière. À l’intérieur, un breuvage de la même couleur que ses yeux tournoyait paresseusement dans le soleil ; derrière ses paupières lourdes, son regard se fixa sur la surface miroitante du liquide, qui dardait des reflets fugaces sur son visage où se dessinaient alors des veines d’or pur.

Il vida son verre, puis l’étudia tandis que l’alcool coulait dans sa gorge. Il sentit un picotement au passage, et eut l’impression que la lumière lui chatouillait les yeux. Il fit tourner le verre dans ses mains d’un geste prudent et régulier, apparemment fasciné par la rugosité de ses parties dépolies et par le brillant soyeux des aires non travaillées. Il l’éleva vers le soleil et ses yeux se plissèrent. Le verre se mit à scintiller comme cent petits arcs-en-ciel et, dans son pied élancé, de minuscules spirales de bulles émirent une lueur dorée sur fond de ciel bleu, enroulées les unes autour des autres en une double hélice cannelée.

Il abaissa le verre, lentement, et son regard tomba sur la ville silencieuse. Les paupières à demi closes, il contempla les toits, les flèches et les tours, au-dessus des bosquets marquant l’emplacement des jardins, rares et poussiéreux, puis, par-dessus les lointaines dents de scie du mur d’enceinte, sur les plaines pâles et les collines bleu fumée qui miroitaient plus loin dans une brume de chaleur, le tout sous un ciel sans nuages.

Sans détacher son regard du panorama, il replia brusquement le bras, expédiant le verre par-dessus son épaule jusque dans la fraîcheur de la pièce où il s’enfonça dans les ombres avant de se briser en mille morceaux.

— Espèce de salaud, fit une voix au bout d’un court instant. (Une voix traînante au son assourdi.) J’ai cru que c’était l’artillerie lourde. J’ai failli faire sous moi. Tu veux qu’il y ait de la merde partout ?… Oh, merde ! Voilà que j’ai mordu dans le verre, en plus… Mmm… Je saigne. Une pause. Puis : Tu m’entends ? (La voix traînante et assourdie haussa quelque peu le ton.) Je saigne… Tu veux avoir un plancher couvert de merde et de sang de pure race ? (On entendit un frottement accompagné d’un tintement, puis il y eut un silence, et enfin :) Espèce de salaud.