Le jeune homme alla à la porte-fenêtre et déposa ses armes sur le plancher.
Il resta là un moment, à regarder au-dehors.
— Hé ! fit la voix sous la table. Tu m’aides à me relever ? Je suis sous la table.
— Et que fais-tu sous la table, Cullis ? dit le jeune homme en s’agenouillant pour examiner les armes ; il en tapota les indicateurs, tourna des cadrans, modifia des réglages et regarda dans les viseurs en fermant l’œil à demi.
— Eh bien, pas grand-chose, à vrai dire.
Le jeune homme sourit et revint vers la table. Passant la main par-dessous, il en retira un homme robuste au visage rougeaud qui, vêtu d’une veste de maréchal trop grande pour lui, avait des cheveux gris coupés très court et un seul œil naturel. Il l’aida à se remettre sur ses pieds ; l’homme se redressa prudemment, puis chassa laborieusement quelques éclats de verre accrochés à sa veste. Il remercia le jeune homme d’un lent hochement de tête.
— Quelle heure est-il, au fait ? s’enquit-il.
— Quoi ? Articule !
— L’heure. Quelle heure est-il ?
— Il fait jour.
— Ah ? (L’homme à la puissante carrure hocha la tête d’un air sagace.) C’est bien ce que je pensais.
Cullis regarda le jeune homme repartir vers les portes-fenêtres et les armes, puis se détacha de la grande table en poussant sur ses bras ; il finit par atteindre la table basse qui supportait le pot à eau au flanc décoré d’un antique bateau à voiles.
Il l’éleva en vacillant légèrement, le renversa au-dessus de sa tête, cligna les yeux, s’essuya le visage avec les mains, puis fit aller et venir plusieurs fois le col de sa veste.
— Ah, fit-il. Ça va mieux.
— Tu es saoul, commenta le jeune homme sans quitter des yeux ses armes.
L’autre considéra la question.
— On dirait presque un reproche, répondit-il avec dignité.
Puis il tapota son œil artificiel, et la paupière qui le recouvrait battit plusieurs fois. Alors il se détourna le plus ostensiblement possible et, faisant face au mur du fond, considéra une peinture murale représentant une bataille navale. Il se concentra sur le dessin d’un navire particulièrement imposant et sa mâchoire parut se contracter légèrement.
Il rejeta brusquement la tête en arrière, et on entendit un imperceptible toussotement, suivi d’un gémissement qui s’acheva par une explosion miniature. À trois mètres du bateau de guerre de la fresque, un grand vase en pied se désintégra dans un nuage de poussière.
Le grand soldat grisonnant secoua tristement la tête et tapota à nouveau son œil artificiel.
— J’avoue, fit-il. Je suis saoul.
Le jeune homme se leva, tenant en main les armes qu’il avait sélectionnées, et se tourna vers son compagnon plus âgé.
— Si tu avais deux yeux, tu verrais double. Tiens, attrape.
En même temps, il lui lança un fusil ; l’autre fit mine de l’attraper au moment où l’arme percutait le mur derrière lui avant de retomber bruyamment par terre.
Cullis cligna les yeux.
— Je crois, déclara-t-il, que je préfère retourner sous la table.
Le jeune homme s’approcha, ramassa le fusil, le vérifia une dernière fois puis le lui tendit, allant jusqu’à refermer autour de l’objet les bras musclés de son aîné. Puis il poussa Cullis vers le tas de vêtements et d’armes.
L’homme grisonnant était le plus grand des deux ; son œil valide et son œil artificiel – qui était en fait un micro-pistolet – se posèrent tous deux sur le jeune homme, qui prenait sur le sol deux cartouchières pour les passer à l’épaule de son compagnon. Le jeune homme grimaça sous le regard de Cullis, puis détourna d’une main le visage de ce dernier et prit ce qui ressemblait à un cache-œil blindé dans la poche de poitrine de sa veste de maréchal bien trop grande pour lui. Et c’était bien un cache-œil blindé. Il en ajusta soigneusement le bandeau sur le cuir chevelu rasé de l’homme grisonnant.
— Ciel ! s’étrangla Cullis. Je suis aveugle ?
Le jeune homme leva la main et déplaça le cache.
— Pardon. Je me suis trompé d’œil.
— Voilà qui est mieux. (L’homme se redressa et prit une profonde inspiration.) Où sont-ils, ces chiens ? fit-il d’une voix encore un peu traînante, de celles qui donnent envie de se racler la gorge.
— Je ne les vois pas. Probable qu’ils sont encore en dehors. L’averse d’hier plaque la poussière au sol.
Le jeune homme déposa un second fusil dans les bras de Cullis.
— Les chiens !
— Mais oui, Cullis.
Deux ou trois boîtes de munitions vinrent rejoindre les armes nichées au creux de ses bras.
— Les chiens puants !
— C’est ça, Cullis.
— Les… Hmm, tu sais quoi ? Je boirais bien quelque chose.
Cullis vacilla. Il baissa les yeux sur les armes qu’il tenait dans ses bras, l’air de se demander comment elles avaient bien pu arriver jusque-là.
Le jeune homme tourna les talons dans l’intention d’aller extraire d’autres armes du tas, mais se ravisa en entendant derrière lui un grand fracas.
— Merde, grommela Cullis.
Il était à terre.
Le jeune homme se dirigea vers le buffet aux bouteilles, en prit autant de pleines qu’il put en trouver et rejoignit Cullis, lequel ronflait paisiblement sous une pile de fusils, de boîtes et de ceinturons, sans compter les restes fracassés d’une chaise d’apparat. Il brossa les vêtements de son compagnon pour les débarrasser des débris qui l’encombraient, défit deux boutons de son habit de maréchal, et glissa les bouteilles entre veste et chemise.
Cullis ouvrit un œil et le regarda faire un instant.
— Tu disais qu’il était quelle heure ?
L’autre reboutonna la veste de Cullis jusqu’au milieu du torse.
— L’heure d’y aller, à mon avis.
— Hmm… Ça me va. Tu le sais mieux que moi, Zakalwe.
Sur ce, il referma son œil.
Le jeune homme que Cullis avait appelé Zakalwe marcha prestement jusqu’à un bout de la grande table, où était étendue une couverture relativement propre. Là reposait une arme de taille et d’aspect impressionnants ; il s’en empara et revint vers la silhouette massive qui ronflait sur le sol et qui n’avait, elle, rien de bien impressionnant. Il saisit son compagnon par le col et partit à reculons vers la porte du fond en traînant Cullis à sa suite. Il marqua un arrêt pour ramasser le sac taché de graisse contenant le matériel qu’il avait trié un peu plus tôt, et le passer à son épaule.
Il avait traîné Cullis sur la moitié du chemin lorsque ce dernier s’éveilla et, de son unique œil valide, leva sur lui un regard voilé.
— Hé !
— Quoi donc, Cullis ? grogna-t-il en lui faisant faire encore un ou deux mètres sur le sol.
L’autre embrassa du regard la grande salle blanche dont il voyait défiler les murs.
— Tu crois encore qu’ils vont bombarder le palais ?
Le jeune homme acquiesça sans desserrer les lèvres. L’autre secoua la tête.
— Bah ! Ils ne feront jamais ça.
— La riposte ne va pas tarder, marmonna le jeune homme en regardant autour de lui.
Cependant, comme ils atteignaient les portes, que Zakalwe ouvrit d’un coup de pied, seul le silence lui répondit. Les marches menant à l’entrée de service puis à la cour étaient en marbre vert brillant, avec une arête en agate. Il entama péniblement sa descente dans un tintement de matériel et de bouteilles entrechoquées. Le fusil rebondissait contre son corps et, degré après degré, il continuait à traîner Cullis dont les talons heurtaient et raclaient le sol au passage.