— Je sais très bien tout cela, drone, répliqua-t-elle en joignant ses mains derrière son dos.
La machine se rapprocha en flottant dans les airs, lui entoura les épaules de son champ et serra doucement. La jeune femme se dégagea et riva ses yeux au sol.
— Il nous faut ton autorisation, Diziet.
— Mais oui, ça aussi je le sais.
Elle leva la tête vers des étoiles deux fois masquées : par les nuages, et par les lumières de l’arboretum.
— Naturellement, tu peux rester ici si tu le désires. (Le drone s’exprimait d’une voix laborieuse, chargée de remords.) La conférence pour la paix est importante, c’est certain ; elle nécessite la présence de… d’une personne qui sache arrondir les angles. Cela ne fait aucun doute.
— Et qu’y a-t-il de crucial au point que je doive filer d’ici dès demain ?
— Tu te souviens de Vœrenhutz ?
— Je me souviens de Vœrenhutz, répondit-elle d’une voix neutre.
— Eh bien, la paix a duré quarante ans, mais maintenant, elle touche à sa fin. Zakalwe travaillait avec un dénommé…
— Maitchigh ? coupa-t-elle, les sourcils froncés, en tournant à demi la tête vers le drone.
— Beychaé. Tsoldrin Beychaé. Qui, suite à notre intervention, est devenu président de l’Amas. Tant qu’il est resté au pouvoir, il a pu maintenir la cohérence du système politique ; seulement, il a pris sa retraite il y a huit ans, bien avant d’y être contraint, afin de se consacrer à l’étude et à la contemplation. (Le drone fit entendre l’équivalent d’un soupir.) La régression a suivi, et Beychaé vit actuellement sur une planète dont les dirigeants sont subtilement hostiles aux forces qu’ils représentent, Zakalwe et lui ; des forces que nous soutenons. Ces dirigeants jouent un rôle actif dans l’éclatement du groupe en factions multiples. Plusieurs conflits mineurs se sont déclarés, et bien d’autres couvent ; une guerre à grande échelle touchant l’Amas tout entier est, selon l’expression consacrée, imminente.
— Et Zakalwe ?
— Globalement, on lui demande de faire une Sortie. De descendre sur la planète, de convaincre Beychaé qu’on a besoin de lui, et à tout le moins de l’amener à prendre parti. Mais il est possible que cela l’entraîne plus loin ; sans compter, pour compliquer encore les choses, que Beychaé ne se laissera sans doute pas facilement convaincre.
Sma considéra la question sous tous les angles sans détacher ses yeux du spectacle de la nuit.
— Aucun subterfuge possible ?
— Rien d’autre ne peut marcher que le vrai Zakalwe ; les deux hommes se connaissent trop bien. Comme Tsoldrin Beychaé connaît trop bien la machine politique en vigueur dans le système tout entier. Trop de souvenirs en jeu.
— Oui, commenta doucement Sma. Trop de souvenirs. (Elle massa ses épaules nues, comme si elle avait froid.) Et la grosse cavalerie ?
— Une flotte nébuleuse est en train de s’assembler ; un noyau composé d’un Véhicule-Système Limité et de trois Unités de Contact Général stationne dans les parages de l’amas proprement dit ; quelque quatre-vingts UCG les suivent à la trace à moins d’un mois de distance, à vitesse maximale. Il devrait y avoir, pendant un an environ, quatre ou cinq VSG dans un rayon de deux à trois mois. Mais ça, c’est vraiment en tout dernier recours.
— Méga-hécatombe en perspective, hein ? fit Sma sur un ton plein d’amertume.
— Si tu tiens à présenter les choses comme ça, oui, répondit Skaffen-Amtiskaw.
— Oh, merde, reprit doucement Sma en fermant les yeux. Bon, à quelle distance se trouve Vœrenhutz, déjà ? J’ai oublié.
— Une quarantaine de jours seulement. Mais il faut d’abord qu’on passe prendre Zakalwe ; disons… quatre-vingt-dix jours en tout, rien que pour y aller.
Elle fit volte-face.
— Qui va contrôler la doublure si c’est moi qui pars à bord de ce vaisseau ?
Ses yeux se tournèrent brièvement vers le ciel.
— Le Premier essai restera ici quoi qu’il arrive, répondit le drone. Le piquet ultra-rapide Xénophobe a été mis à ta disposition. Il peut décoller demain, un peu après midi, ou plus tôt… si telle est ta volonté.
Sma resta quelques instants sans bouger, les pieds joints et les bras croisés ; les traits tirés, elle faisait la moue. Skaffen-Amtiskaw se livra à une brève introspection et décréta qu’il avait de la peine pour elle.
La jeune femme demeura silencieuse et immobile quelques secondes de plus puis, tout à coup, repartit à grands pas vers les portes menant à la salle des machines en faisant claquer ses talons sur les briques de l’allée.
Le drone se précipita à sa suite et se suspendit au niveau de son épaule.
— Ce que je déplore, commenta Sma, c’est que tu n’aies pas su te rendre compte à quel point le moment était mal choisi.
— Je suis désolé. Je vous ai dérangés ?
— Penses-tu. Au fait, qu’est ce que c’est qu’un « piquet ultra-rapide » ?
— Le nouveau nom des Unités d’Offensive Rapide (Démilitarisées), l’informa le drone.
Elle regarda la machine, qui vacilla sur place : équivalent d’un haussement d’épaules.
— L’expression est censée faire meilleur effet.
— Et celui-là s’appelle le Xénophobe. Ma foi, rien à dire, c’est parfait. La doublure peut-elle prendre ma place tout de suite ?
— Demain à midi ; peux-tu la mettre au courant d’ici…
— Mettons demain matin, coupa Sma tandis que le drone passait prestement devant elle et ouvrait la porte en attirant vers eux les deux battants ; elle franchit le seuil d’un pas décidé et, rassemblant ses jupes, monta quatre à quatre les marches menant à la salle des turbines.
Les hralzs apparurent en dérapant à l’angle du mur du grand hall, et vinrent l’entourer en jappant et en bondissant. Sma s’arrêta pour les laisser tourner autour d’elle, flairer le bas de sa robe et chercher à lui lécher les mains.
— Non, reprit-elle à l’intention du drone. Tout compte fait, passe-moi à la sonde ce soir, quand je te le dirai. Je vais me débarrasser de ces gens aussi tôt que possible. Pour l’instant, je vais voir si je trouve l’ambassadeur Onitnert ; ordonne à Maikril de dire à Chuzleis qu’elle amène le ministre au bar, niveau Turbine 1, dans dix minutes. Fais mes excuses aux paparazzi du System Times, demande qu’on les ramène en ville et qu’on les y relâche ; donne-leur une bouteille de noctiflor chacun. Décommande le photographe, donne-lui un appareil photo et laisse-le prendre… soixante-quatre clichés, autorisation expresse exigée. Demande à un domestique mâle de trouver Relstoch Sessupin, et convie-le dans mes appartements dans deux heures. Ah, et puis…
Sma s’interrompit et s’accroupit brusquement pour saisir dans ses mains le museau effilé d’un des deux hralzs pleurnicheurs.
— Oui, oui, Gracieuse, je sais, je sais, dit-elle tandis que l’animal alourdi par son ventre gonflé continuait à pousser sa plainte funèbre en lui léchant le visage. J’aurais voulu être là pour la naissance de tes petits, mais je ne peux pas…, soupira-t-elle en serrant la bête dans ses bras avant de lui prendre le menton dans sa main. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse, Gracieuse ? J’aurais pu t’endormir jusqu’à mon retour, tu ne te serais aperçue de rien… Mais tous tes amis se seraient ennuyés de toi.
— Endors-les aussi, suggéra le drone.
Sma secoua la tête.
— Prends soin d’eux jusqu’à ce que je revienne, dit-elle à l’autre hralz. D’accord ? (Elle déposa un baiser sur le nez de l’animal, puis se releva. Gracieuse éternua.) Encore deux choses, drone, reprit Sma en traversant la meute tout excitée.