— Quoi donc ?
— Ne m’appelle plus jamais « poupée », entendu ?
— Entendu. Et puis ?
Ils contournèrent la masse luisante depuis longtemps inerte de la turbine six, et Sma s’immobilisa un instant, observant la foule affairée qui se pressait devant elle. Elle inspira profondément et carra les épaules. Elle souriait déjà en se mettant en marche et en disant tout bas au drone :
— Pas question que ma doublure baise.
— D’accord, répondit le drone tandis qu’ils rejoignaient la fête. Après tout, en un sens, il s’agit bel et bien de ton corps.
— Justement non, drone, rétorqua Sma en adressant un signe de tête à un serveur qui s’empressa de lui tendre son plateau de boissons. Justement, il ne s’agit pas de mon corps.
Appareils aériens et véhicules terrestres partirent en flottant ou en serpentant, selon le cas, en s’éloignant de la vieille centrale hydroélectrique. Les gens importants avaient pris congé. Il restait encore quelques traînards dans la grande salle, mais ceux-là n’avaient pas besoin d’elle. Elle se sentait lasse, et endocrina un peu d’entrain pour se remettre en forme.
Depuis le balcon sud de ses appartements, aménagés dans les anciens locaux administratifs de la centrale, elle plongea son regard dans la profonde vallée, en contrebas, et contempla la file de feux arrière qui soulignaient la corniche. Un aéro passa en chuintant au-dessus de sa tête, puis vira de bord et disparut derrière la haute muraille incurvée de l’ancien barrage. Elle le regarda s’éloigner, puis se retourna vers les portes de l’appartement sur le toit en ôtant sa courte veste de soirée, qu’elle jeta négligemment sur son épaule.
On entendait de la musique au cœur de la somptueuse suite installée sous le jardin suspendu. Elle préféra se diriger vers le bureau, où l’attendait Skaffen-Amtiskaw.
Le sondage destiné à la mise à jour de la doublure ne durait que deux à trois minutes. Elle revint à elle en proie à la sensation habituelle de dislocation, mais le phénomène ne tarda pas à se dissiper. Elle se débarrassa de ses chaussures et s’engagea dans les couloirs sombres et moelleux en direction de la source musicale.
Relstoch Sessupin s’extirpa du fauteuil où il avait pris place, tenant toujours un verre de noctiflor qui rougeoyait doucement. Sma s’immobilisa sur le seuil.
— Merci d’être resté, dit-elle en laissant tomber sa courte veste sur un sofa.
— De rien. (Il porta à ses lèvres sa boisson rougeoyante, puis parut se raviser et referma ses deux mains autour du verre.) Qu’est-ce que… Euh… Y avait-il une raison particulière pour que vous… ?
Sma sourit, peut-être un peu tristement, et posa les deux mains sur les accoudoirs du grand fauteuil tournant derrière lequel elle se tenait. Elle baissa les yeux sur le coussin en cuir.
— Vous allez peut-être penser que je me flatte, déclara-t-elle. Mais, pour dire les choses un peu crûment… (Elle releva les yeux sur lui.) Si on baisait ?
Relstoch Sessupin en resta pétrifié. Au bout d’un moment, il éleva son verre jusqu’à ses lèvres et but une longue gorgée. Puis il l’abaissa de nouveau.
— Oui, dit-il. Oui, j’en ai eu envie… tout de suite.
— Nous n’avons que cette nuit, ajouta-t-elle en levant une main. Seulement cette nuit. C’est difficile à expliquer, mais à partir de demain… et pour une demi-année ou plus, je vais être incroyablement occupée ; à tel point que je serai… comment dire ? En deux endroits à la fois, vous voyez ?
Il haussa les épaules.
— Entendu. Comme vous voudrez.
Alors Sma se détendit, et un sourire se dessina progressivement sur son visage. Elle fit tourner le fauteuil pivotant, ôta son bracelet et le laissa tomber sur le siège. Puis elle déboutonna sans hâte le haut de sa robe et resta plantée là.
Sessupin vida son verre, le posa sur une étagère et vint la rejoindre.
— Lumière, murmura-t-elle.
La lumière baissa lentement, jusqu’à s’éteindre tout à fait, jusqu’à ce que, sur l’étagère, la lueur rouge des dernières gouttes de liquide fasse du verre l’objet le plus brillant de la pièce.
XIII
— Réveillez-vous !
Il se réveilla.
Le noir. Il se raidit sous les couvertures en se demandant qui pouvait bien lui parler ainsi. Personne ne lui parlait sur ce ton ; plus maintenant. Même à moitié endormi, après ce réveil inattendu, en plein milieu de la nuit peut-être, il discernait dans cette voix une nuance qu’il n’avait pas entendue depuis deux décennies, voire trois. L’impertinence. L’irrespect.
Il sortit la tête de la couverture protectrice et, retrouvant l’atmosphère tiède de la chambre, regarda autour de lui pour voir qui, dans la lumière rare dispensée par une unique lampe, osait lui adresser la parole sur ce ton. Il s’alarma l’espace d’une seconde – quelqu’un avait-il pu franchir la barrière des gardes et des écrans de sécurité ? – mais la peur céda promptement la place à une furieuse envie de savoir qui se montrait assez effronté pour lui parler ainsi.
L’intrus était assis dans un fauteuil, un peu en arrière du pied du lit. Il avait quelque chose de bizarre, ce qui était déjà bizarre en soi ; quelque chose d’inhabituel, d’indéfinissable, voire d’inhumain. On avait l’impression de se trouver en présence d’une projection légèrement à l’oblique. Ses vêtements aussi étaient étranges : amples, bigarrés même dans la faible lueur de la lampe de chevet. L’homme était habillé en clown ou en bouffon, mais son visage un peu trop symétrique était… sévère ? Méprisant ? Cette… étrangéité en rendait l’interprétation difficile.
Il voulut chercher à tâtons ses lunettes, mais c’était seulement le sommeil qui lui embrumait les yeux. Les chirurgiens lui avaient greffé de nouveaux yeux cinq ans auparavant, mais après soixante ans de myopie, il n’avait pu se débarrasser de cette habitude : tous les matins au réveil, il cherchait des lunettes qui n’existaient pas. Un inconvénient bien mineur, songeait-il invariablement ; et maintenant, avec le nouveau rétro-traitement anti-âge… Sa vue s’éclaircit. Il se dressa sur son séant, observant l’homme dans le fauteuil, et commença à croire qu’il rêvait ou qu’il voyait des fantômes.
L’homme semblait jeune ; il avait un visage large au teint hâlé et des cheveux noirs attachés derrière sa tête, mais si les esprits, les morts lui vinrent à l’esprit, c’était pour une autre raison, en rapport avec ces yeux noirs, ces puits sans fond, et le dessin non humain de ces traits.
— Bonsoir, Ethnarque.
La voix du jeune homme était lente et mesurée. D’une certaine manière, c’était la voix d’un individu beaucoup plus âgé, suffisamment vieux pour que l’Ethnarque se sente brusquement jeune par comparaison. Cette voix le glaça sur place. Son regard fit le tour de la pièce. Qui était donc cet homme ? Comment était-il entré ? Le palais se voulait imprenable. Il y avait des gardes partout. Que se passait-il donc ? L’effroi revint.
La fille de la veille gisait, immobile, à l’autre bout du grand lit, silhouette informe sous les couvertures. Au mur, sur la gauche de l’Ethnarque, une paire d’écrans en veilleuse reflétait le faible éclat de la lampe de chevet.
Il avait peur, mais il était à présent tout à fait réveillé et réfléchissait à toute allure. Il y avait une arme cachée dans la tête de lit ; l’homme assis dans le fauteuil ne semblait pas armé (mais alors que faisait-il là ?). L’arme, toutefois, ne devait être utilisée qu’en dernier recours. Non, la solution, c’était le code vocal. Les micros et caméras dont la pièce était truffée étaient pour l’heure en stand-by : leurs circuits automatiques attendaient d’être activés par une expression bien définie. Parfois, il souhaitait trouver dans cette chambre l’intimité absolue ; à d’autres moments, il désirait y faire un enregistrement à lui seul destiné. Et puis, naturellement, il n’était pas exclu qu’un individu non autorisé s’introduise dans cette pièce, quelle que soit la vigilance des services de sécurité ; l’Ethnarque l’avait toujours su.