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Il ne me fut pas du reste très-difficile de l’éviter, car il prenait de son côté le même soin, et quoique les deux maisons fussent très-proches voisines l’une de l’autre, et que les deux jardins fussent très-petits et séparés seulement l’un de l’autre par un mur à hauteur d’appui, nous vécûmes pendant trois semaines côte à côte sans nous voir et sans échanger une parole.

Une seule fois, je le vis paraître à l’entrée de la rue au moment où je sortais moi-même. Aussitôt je me sentis pâlir si fortement que la force me manqua, et je rentrai chez moi sans le regarder.

Ne croyez pas, madame, qu’il y eût là quelque sentiment de honte. Non: je me sentais forte devant lui. Tout le monde pouvait me reprocher d’avoir failli; lui seul ne le pouvait pas, car je n’avais failli que pour lui.

Cependant on commençait à s’étonner de sa conduite. Les histoires d’amour, c’est comme les assassinats; tout le monde aime à en parler, et surtout les femmes. Mes camarades d’atelier s’aperçurent bien vite que Bernard ne pensait plus à moi. On nous surveilla, on vit bien que ni publiquement ni secrètement nous n’avions ensemble aucune intelligence; on lui en parla, et voici comment, car j’ai su plus tard toute l’affaire.

Un jour, une fille assez coquette du quartier, qui avait, je crois, quelque envie d’épouser Bernard, causait avec lui.

«Oh! vous, dit-elle, on ne peut pas se fier à vous.

– Pourquoi? demanda Bernard.

– N’avez-vous pas trompé cette pauvre Rose-d’Amour.»

Bernard devint sombre tout à coup.

«Ne parlons pas de cela, dit-il. C’est elle qui m’a indignement trompé, et pour qui? pour ce Matthieu, un misérable, pour Jean-Paul, un enfant trouvé, et qui sait encore pour combien d’autres? Ah! la malheureuse! elle m’a bien fait souffrir!»

Il faut vous dire qu’en effet le pauvre Jean-Paul, après que je l’eus refusé, ne se tint pas pour battu, et raconta son amour à tous les voisins; et quoiqu’il eût dit très-honnêtement et très-franchement toute la vérité, les autres filles, qui se trouvaient blessées de la préférence qu’il me donnait, avaient raconté l’histoire tout autrement que lui, disant qu’il en agissait ainsi par ruse et pour mieux cacher son jeu.

La conversation de Bernard et de cette fille me fut bientôt répétée par une de mes camarades d’atelier, car on se faisait un plaisir de me tourmenter, parce que je ne voulais jamais rendre le mal pour le mal, ayant toujours à l’esprit cette parole de Jésus-Christ, que je lisais tous les soirs dans l’Évangile: «Aimez-vous les uns les autres.»

Ces paroles de Bernard me rejetèrent de nouveau dans une douleur dont vous ne pouvez avoir d’idée. Perdre ses amis, ses parents, son mari, c’est le plus grand malheur du monde; mais se sentir méprisée de celui qu’on aime le plus, n’est-ce pas le comble de toutes les calamités?

Alors, je commençai à désespérer de tout et à me dégoûter de la vie. Les livres saints eux-mêmes, que je lisais si souvent, n’avaient plus de consolation pour moi.

«Oui, puisqu’on me traite comme une malheureuse femme, odieuse à tous et méprisée de tous, pensai-je, c’est que Dieu ne veut pas que je vive plus longtemps, c’est que je n’ai plus rien à faire ici-bas.»

Hélas! madame, je ne me justifie pas, je vous raconte toutes mes pensées. Cependant, au moment de mourir, j’étais retenue par la crainte de laisser Bernardine seule sur la terre et exposée peut-être aux mêmes malheurs que sa mère.

«Eh bien, me dis-je, je vais la lui léguer en mourant. S’il ne m’aime plus, du moins il aimera sa fille.»

Un soir, donc, je mis le lit de Bernardine dans la chambre qui était à côté de la mienne, je fermai soigneusement la porte, j’écrivis à Bernard une lettre que voici:

«Bernard, tu m’as perdue, tu m’as abandonnée. Je te pardonne, je meurs. Prends soin de ta fille. À ce dernier moment, où je vais paraître devant Dieu, je le jure, je n’ai jamais aimé que toi. Tu élèveras Bernardine et tu lui parleras quelquefois de sa mère, n’est-ce pas? Adieu!»

En même temps, je m’habillai de ma plus belle robe, j’allumai au milieu de la chambre le feu que j’avais mis dans un réchaud, et je me couchai sur mon lit, en laissant sur la table une lampe allumée.

Mais avant de vous dire ce qui suivit, il faut que vous sachiez que les paroles de Bernard n’avaient pas été rapportées à moi seule. Elles arrivèrent aussi jusqu’aux oreilles de mon pauvre ami Jean-Paul.

Comme c’était un très-honnête garçon, tout rempli de délicatesse, il ne voulut pas souffrir qu’on m’accusât faussement d’une faute qu’il savait fort bien que je n’avais pas commise, et il voulut m’en justifier lui-même. Il alla donc trouver Bernard.

C’était après la journée terminée. Bernard, fatigué de son travail, mécontent de moi, de tout le monde et peut-être de lui-même, le reçut fort mal; mais Jean-Paul ne se rebuta point.

«Tes grands airs ne m’imposent pas, dit-il à Bernard. Je suis bon tout comme un autre pour te prêter le collet, et il faut que tu m’écoutes.

– Parle donc, puisque tu veux parler.

– Oui, je veux parler et dire la vérité, et peut-être suis-je le seul qui puisse ou qui veuille la dire sur Rose-d’Amour.

– Oh! oh! dit Bernard, que ce ton-là et la sincérité connue de Jean-Paul engagèrent à l’écouter plus attentivement.

– Oui, l’on t’a menti, si l’on t’a dit que Rose-d’Amour m’avait aimé.

– Sais-tu que c’est ma mère qui me l’a dit?

– Eh bien, sauf ton respect, la mère Bernard a menti comme tous les autres. Il y a ici une ligue contre cette pauvre Rose-d’Amour, et j’en sais bien la raison; c’est qu’elle a plus d’esprit, de bonté et de raison dans son petit doigt que toutes celles qui font tant les dédaigneuses n’en ont dans toute leur personne. Et, tiens, pour preuve, si tu y renonces, je l’épouse.

– Toi? dit Bernard étonné.

– Oui, moi, Jean-Paul, dit la Paire-de-Ciseaux, et si elle l’avait voulu il y a deux ans, ce serait déjà fait; mais elle t’attendait, la pauvre créature, et voilà comment tu la récompenses.

– Mais, dit Bernard toujours défiant, quel intérêt as-tu à me la faire épouser?

– Pauvre Bernard! tu es bien de la race de ceux qui disent toujours: «Voilà un honnête homme. Quel intérêt a-t-il à être honnête?» Eh bien! oui, puisque tu veux le savoir, oui, j’ai un intérêt, c’est que si tu l’abandonnes positivement, peut-être voudra-t-elle de moi; et ma foi, je ne ferai pas le difficile; je la prendrai dès demain, si elle veut, et même je t’inviterai à la noce.

– Qui t’empêche de commencer par là?

– Ah! c’est que je veux qu’elle ne doute pas que tu l’abandonnes. Cela pourra la décider en ma faveur. Et pour preuve de cet abandon, je veux que tu sois mon garçon d’honneur, et que tu ailles lui faire ma demande en mariage.

– Tu es fou!

– Je ne suis pas fou du tout; je suis très-sensé. Je la connais depuis sept ans; je l’ai toujours vue aimable, douce, gaie, et fidèle à son devoir et à toi. C’est une femme comme celle-là qu’il me faut. Je me moque du passé. Ne suis-je pas moi-même un enfant trouvé? et si mon cœur est content, ai-je besoin de prendre l’avis du voisin?

– Mais enfin, dit Bernard qui doutait toujours, tu la prends quoiqu’elle ait été ma maîtresse; ne pourrais-tu pas la prendre aussi quoiqu’elle eût appartenu à Matthieu comme à moi?

– Et tu crois cela, imbécile? Matthieu s’est vanté, comme un fanfaron qu’il est, et jamais il n’a baisé le bas de sa robe. D’ailleurs, si tu ne l’aimes plus, que t’importe Matthieu et tout l’univers?

– Mais tu voulais me la faire épouser, tout à l’heure.

– Moi? jamais je ne t’en ai parlé. Je pense que c’est ton devoir parce qu’elle t’aime, et parce qu’elle a une fille de toi; mais je crois aussi que tu la rendras très-malheureuse, car tu es orgueilleux, égoïste, tu crois que le soleil et la lune tournent autour de toi, et tu tournes toi-même à tout vent comme une girouette. Le premier venu te fait voir des étoiles en plein midi. Quand tu es venu ici, l’on t’a fait croire tout ce qu’on a voulu; tu as tout avalé parce que tu es sans réflexion, et tu as rejeté cette pauvre Rose parce que tu es plein de vanité; et si vous vous mariez et qu’une méchante langue te parle encore d’elle, tu es si fou que tu croiras tout, tu te mettras en colère, tu la battras ou la tueras, et, dans tous les cas, tu la rendras éternellement malheureuse. Moi, au contraire, je l’aimerai toute ma vie, et elle m’aimera aussi, je le sais, non pas d’amour, car on n’aime pas deux fois, mais de bonne et tendre amitié; et je serai son mari, je saurai toutes ses pensées, et je l’aimerai et l’honorerai éternellement, et je la protégerai contre tous, et j’ôterai pour elle les cailloux du chemin où elle s’est blessée si souvent, la pauvre fille! Et s’il faut…