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Ce commencement, qui aurait dû le décourager, ne fit que l’exciter davantage. Le contremaître, madame, était un gros homme de quarante ans, laid comme les sept péchés capitaux, qui était marié, qui sentait l’eau-de-vie et qui était horriblement brutal. Très-souvent, par pure plaisanterie, il nous donnait des coups de poing dans le dos, ou des coups de pied, ou des tapes sur l’épaule à assommer un bœuf. Ensuite il riait de toutes ses forces. Encore ne fallait-il pas se plaindre, car il était alors tout prêt à recommencer; et si l’on se plaignait au fabricant, il ne faisait qu’en rire, disant que cela ne le regardait pas et que nous saurions toujours bien nous accommoder avec le contremaître, et qu’il ne fallait pas tant faire les renchéries, et toutes sortes de choses que je ne vous rapporterais pas, tant elles sont difficiles à croire.

Cependant, grâce au ciel, j’aurais encore assez bien supporté ses bourrades; mais pour ses caresses, madame, c’était à n’y pas tenir. Comme il savait par les autres filles de l’atelier l’histoire de mes amours avec Bernard, – car le pauvre Bernard avait pris tous ses camarades pour confidents, et ne leur avait rien caché, excepté ce que j’aurais voulu oublier moi-même, – il commença à me dire que Bernard ne reviendrait jamais, qu’il en conterait à toutes les filles qu’il pourrait rencontrer, qu’il était parti pour l’Afrique, et que dans ce pays-là nos soldats ramassaient les mauricaudes au boisseau, qu’il n’y avait qu’à se baisser et prendre, que Bernard n’était certainement pas homme à faire autrement que les autres, que j’en serais pour mes frais de fidélité, et qu’il était bien dommage qu’une fille aussi jolie et aussi aimable que moi fût perdue pour la société.

Je le laissai parler tout son soûl sans lui rien répondre, et je continuai tranquillement mon travail. Ses discours ne faisaient rien sur moi, car j’étais bien résolue à n’aimer jamais que Bernard et à l’attendre éternellement. Les autres filles de l’atelier, un peu jalouses d’abord de la préférence du contremaître, commencèrent, en voyant ma résistance, à se moquer de lui, et son caprice devint une sorte de fureur.

«Mon pauvre Matthieu, disait l’une, tu perds ton temps; Rose-d’Amour ne pense qu’à son bel amoureux; elle ne t’aimera jamais.

– Et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, petit tison d’enfer, petit serpent en jupons? Tu m’as bien aimé, toi qui parles.

– Moi?

– Oui, toi; et tu m’en as donné des marques l’année dernière.

– Oh! le menteur.»

Voilà ce qui se disait dans l’atelier, et beaucoup d’autres paroles plus libres que je n’oserais vous répéter ici. Hélas! madame, on nous élève si peu et si mal! Dès que nous sommes nées, il faut marcher; dès que nous marchons, il faut aller à l’atelier; la moitié, que dis-je? les trois quarts d’entre nous n’ont jamais vu l’intérieur d’une école. Comment saurions-nous ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire, si l’on ne nous l’enseigne pas? Ah! les demoiselles qui sont riches, qui sont bien vêtues, bien chaussées, bien couchées, conduites en classe dès le matin et ramenées le soir, qui apprennent à lire, à calculer, à prier Dieu, à faire de la musique, – ces demoiselles-là sont bien heureuses en comparaison de nous qui naissons au hasard, vivons par miracle et mourons si souvent sans secours.

Les discours du contremaître, dont il ne se cachait guère, car ce sont choses trop communes dans les ateliers pour qu’on en fasse mystère, et le soin que je prenais de me taire et de me tenir toujours éloignée de lui, me firent d’abord une grande réputation de vertu, et l’on commença à me citer en exemple aux autres filles du quartier, ce qui ne laissa pas de les exciter un peu contre moi.

Vers ce temps-là, c’est-à-dire à peu près trois ou quatre mois après le départ de Bernard, un matin, je me sentis toute changée et je m’aperçus que j’étais grosse. Hélas! madame, c’était le juste châtiment de Dieu et la juste punition de n’avoir pas su me garder contre Bernard.

À cette découverte un froid glacial s’empara de tout mon corps et je me sentis prête à mourir. Pensez à cette horrible situation. J’étais grosse, et mon amant se trouvait si éloigné de moi qu’il ne pouvait même me donner de ses nouvelles et que je ne savais s’il pourrait jamais revenir. Encore s’il avait été là! il m’aurait soutenue, encouragée, épousée, aimée du moins. Mais non, tout se réunissait contre moi, et je ne vis d’abord à mon malheur d’autre remède que la mort.

Oui, madame, je vous le jure, ma première pensée fut de me jeter dans la rivière; car de paraître devant mon père qui m’aimait tant, qui ne pensait qu’à moi, qui aurait donné pour moi sa vie je n’osais d’abord en soutenir l’idée.

Ce qui rendait mon malheur plus affreux, c’est que je n’osais en parler à personne; car, vous le savez, madame, dans un pareil embarras, on n’est pas seulement malheureux, on est encore plus ridicule. J’entendais par avance les cris et les plaisanteries de mes camarades de l’atelier, de celles surtout dont la conduite n’avait pas été bonne, et à qui l’on me citait pour modèle. Je voyais l’odieuse figure de Matthieu le contremaître, et je les entendais dire en riant:

«Eh bien! Rose-d’Amour, te voilà donc embarrassée! La voilà, cette Rose-d’Amour, cette sainte sainte-n’y-touche [1], cette hypocrite qui faisait tant la vertueuse et qui ne se serait pas laissé baiser le bout des doigts par un garçon, la voilà qui va faire des layettes et occuper la sage-femme. Va-t-on sonner les cloches pour le baptême, et faudra-t-il faire un carillon exprès?».

Dans cette inquiétude horrible, je ne vis qu’une seule personne en qui je pusse avoir confiance; c’était la mère de Bernard.

Elle seule pouvait excuser ma faute: elle m’aimait, elle avait longtemps désiré notre mariage. L’enfant, après tout, était son petit-fils, elle ne pouvait en douter, et si elle me condamnait, elle ne pourrait pas du moins condamner son petit-fils. D’ailleurs, il ne me restait pas d’autre moyen de salut, et j’aurais mieux aimé vingt fois – je vous l’ai dit – me jeter tête baissée dans la rivière que d’en parler moi-même à mon père.

Le soir même, j’allai la trouver. Depuis quelque temps, elle avait quitté notre maison, et rebâti la sienne avec beaucoup de peine et en empruntant quelque argent à gros intérêts. Elle était assise au coin du feu, quand j’entrai, et venait de manger sa soupe.

«Entre, dit-elle, ma pauvre Rose-d’Amour, entre, mon homme n’y est pas, et tu apportes toujours la joie partout où tu vas. Eh bien! as-tu des nouvelles de Bernard?

– Non, lui dis-je en l’embrassant.

– Ni moi non plus. Ah! quel dommage de ne pas savoir lire et écrire comme un savant. Je lui écrirais et je le forcerais bien d’écrire, ce paresseux, car enfin, il a été à l’école, lui, et il lit couramment dans tous les livres. Où est-il maintenant? On m’a dit que son régiment avait quitté Strasbourg et qu’on l’envoyait en Afrique pour baptiser les Bédouins.

Ah! les gueux! ils me le tueront. On dit aussi qu’il fait si chaud là-bas qu’on y fait cuire la soupe au soleil, que les hommes y sont noirs comme des taupes, et qu’il y a des oranges aux arbres comme chez nous des prunes aux pruniers; mais ces gens-là sont si menteurs, ceux qui reviennent de là-bas, et ils savent bien qu’on n’ira pas voir s’ils ont menti.»

Pendant qu’elle parlait, je regardais le feu en cherchant un moyen de lui expliquer pourquoi j’étais venue; mais au moment de commencer, je sentais mon gosier se sécher et mon cœur battre si fort que j’en entendais les battements.

«Mère, lui dis-je en mettant mes bras autour de son cou, comme j’en avais l’habitude, – car de tout temps elle m’avait montré beaucoup d’amitié, – mère, je voudrais te dire un secret, mais je n’ose.»

Au mot de secret, ses yeux brillèrent comme deux charbons allumés.

«Parle, dit-elle, tu sais bien que l’on m’appelle Bouche-Close dans la famille.»

C’était justement tout le contraire, mais enfin je n’avais pas d’autre ressource.

«Eh bien! lui dis-je en faisant un violent effort, mère, vous aurez bientôt un petit-fils.