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– Oh! père, pouvez-vous croire?…

– Je ne crois rien, tu le vois bien, puisque je veux que tu sois ma fille comme auparavant; mais, enfin, il faut prendre ses précautions en ce monde. Je suis vieux, Rose, et j’ai bien vu des filles qui auraient juré de… Allons, ne pleure pas, mon enfant, je ne te dis pas cela pour t’affliger, mais parce que je ne veux pas qu’on se moque de moi.»

Pendant qu’il parlait, je pleurais comme une Madeleine. Hélas! madame, je commençais à voir toutes les suites de ma faute, et tous les malheurs que je m’étais attirés. Mon père en fuite, moi déshonorée, mon enfant sans père, et toute ma vie perdue pour un moment d’oubli.

«Et vous irez chercher mon père? dis-je au vieux Bernard.

– J’irai le chercher, Rose, mais je ne réponds pas qu’il revienne. Sans-Souci a de l’honneur, et l’on n’aime pas à voir sa fille montrée au doigt dans le quartier.»

Chacune de ses paroles me perçait le cœur, et le pauvre homme n’y faisait pas attention et ne s’apercevait pas de l’effet de ses consolations. Enfin il fut résolu qu’il irait chercher mon père le lendemain.

Il partit, en effet, et, deux jours après, ramena mon père. Il ne se borna pas là, et chercha à nous réconcilier. Aux premiers mots, le vieux Sans-Souci l’interrompit:

«Laisse-nous, Bernard. Je veux lui parler seul.»

Quand la porte fut refermée, mon père me dit, sans me regarder:

«Assieds-toi, Rose. Je ne te reproche rien. J’aurais dû te garder mieux. J’ai oublié mon devoir de père. Dieu m’en punit. J’ai eu confiance en toi; tu m’as trompé, tu ne me tromperas plus. Aujourd’hui tu es femme et maîtresse de toi. Je n’ai plus aucun droit sur toi. Si tu veux courir les champs et prendre un autre amant, en attendant le retour de Bernard, tu es libre. Je ne te dirai pas un mot, je ne ferai plus un pas pour t’en empêcher. Mais si je n’ai plus de droits, j’ai encore des devoirs envers toi. Je dois te protéger jusqu’à ton mariage (si tu dois te marier jamais), contre la faim, la misère et les mauvais sujets. Quoique tu aies mérité d’être insultée, je ne veux pas qu’on t’insulte, et le premier qui te parlera plus haut ou autrement qu’à l’ordinaire, je lui romprai les os; oui, je lui romprai les os! ajouta-t-il en frappant sur la table un coup si fort, qu’elle se fendit en deux. Je voulais d’abord te quitter et te laisser cette maison, que j’avais bâtie pour toi, où ta mère est morte, où tes sœurs sont nées, je ne voulais plus te voir; mais si l’on croyait que je t’abandonne, tout le monde te cracherait à la figure, car on serait bien aise d’insulter une femme sans défense. Cela dispense les autres femmes de faire preuve de vertu.»

Les paroles sortaient une à une de son gosier avec un effort qui faisait peine à voir. Ces trois jours passés à courir la campagne l’avaient fatigué plus qu’une longue maladie. Je l’écoutais, abattue, consternée, presque prosternée, sans rien dire. Il reprit:

«Nous vivrons donc ensemble comme par le passé. Tout ce qui te manquera, je te le donnerai mais tu ne seras plus pour moi qu’une étrangère.»

À ces mots, je fondis en larmes et me jetai à genoux devant lui. Il m’écarta doucement de la main, se leva, et, prenant sa hache, il alla travailler comme à l’ordinaire.

Je me couchai sur mon lit, les membres brisés par la fatigue et la douleur. La fièvre me prit et ne me quitta qu’au bout de huit jours. Cependant mon histoire commençait à se répandre. Le départ subit de mon père et son retour, qu’on ne s’expliquait pas, avaient fait causer les voisins, car dans notre pays tout est événement. On interrogea mon père, qui ne répondit rien, suivant sa coutume. Alors la mère de Bernard fit entendre qu’elle en savait sur ce mystère plus long qu’elle n’en voulait dire. On la pressa de parler.

«C’est bon, c’est bon, dit-elle; ce n’est pas pour rien qu’on m’a surnommée Bouche-close. Vous voudriez bien savoir ce qu’il y a, mes petits amis; mais vous ne saurez rien, c’est moi qui vous le dis.

– On ne saura rien parce qu’il n’y a rien, dit une voisine.

– Ah! vous croyez qu’il n’y a rien vous autres? Et pourquoi donc le vieux Sans-Souci aurait-il?… Mais je ne veux rien dire, pour vous faire enrager.

– Bon! s’il y avait quelque chose, reprit une autre, est-ce que vous ne l’auriez pas tambouriné depuis longtemps aux quatre coins de la ville?

– Tambouriné! vieille folle? c’est vous qu’on tambourine tous les jours depuis soixante ans! Ah! je tambourine les secrets! Eh bien! vous ne saurez pas celui-là, vous ne le saurez jamais, c’est-à-dire… vous ne le saurez pas avant le temps. N’empêche que Bernard est un fameux gaillard et un joli garçon.

– Voilà du nouveau! cria la vieille qui avait parlé de tambouriner. Elle va nous faire l’éloge de son Bernard. Un joli garçon, n’est-ce pas, un va-nu-pieds qui n’a jamais su gagner dix sous!…

– Mon Bernard! un va-nu-pieds! Eh bien! quand je lâcherai mon coq, gardez vos poules, mes amies, je ne vous dis que ça.

– Un fameux coq! ce Bernard! Ne dirait-on pas que les filles vont courir après lui?

– Eh bien! et quand on le dirait, sais-tu qu’il y en a plus d’une qui!… Mais je ne veux rien dire, j’en dirais trop. Et après tout, ce n’est pas sa faute, à cette pauvre fille!…

– Quelle pauvre fille? dit une des curieuses. Quelle est l’abandonnée du ciel qui voudrait d’un vilain singe comme ton Bernard?

– L’abandonnée du ciel! Apprends, dévergondée, que tu serais encore bien heureuse d’être cette abandonnée du ciel, et si Bernard avait voulu… Demande plutôt à…

– À qui, mère Bernard?

– À mon bonnet, bavarde! Tu voudrais bien savoir ce que je ne veux pas te dire; mais ce n’est ni moi, ni Bernard, ni le vieux Sans-Souci, qui…

– Le vieux Sans-Souci! cria l’autre, c’est donc Rose-d’Amour, Rose la vertueuse, Rose la rusée, Rose la renchérie, Rose qui fait la fière en public avec les garçons?

– Qui est-ce qui te parle de Rose-d’Amour, langue du diable, langue pestiférée?

– Bon! la vieille se fâche; mais c’est toi qui nous as parlé du vieux Sans-Souci.

– Le fait est, dit une autre, que Rose pâlit tous les jours.

– Rose maigrit, Rose se dessèche, Rose dépérit.

– C’est faux, dit la première qui avait parlé, Rose-d’Amour ne maigrit pas; au contraire, elle engraisse. Rose-d’Amour était en fleurs ce printemps, elle donnera des fruits cet hiver.

– Est-ce que vous allez devenir grand’mère, mère Bernard?»

La pauvre femme vit bien alors qu’elle avait trop parlé. Le plaisir de vanter son fils lui avait fait dire ce malheureux secret. Dès le lendemain, ce fut l’histoire de tout le quartier. Quand j’entrai dans l’atelier, le contremaître vint me prendre le menton en riant. Mes camarades se moquèrent de moi; ce fut une risée générale. Le soir, on se mit en haie pour me voir passer. Ah! madame, les femmes sont si dures les unes pour les autres!

Cependant je n’osai rien dire, de peur que mon père ne se fît quelque querelle avec les voisins. Heureusement le pauvre homme, tout occupé de son propre chagrin, ne s’aperçut pas des affronts qu’on me faisait. Il allait de bonne heure à son travail, il revenait à la nuit close; pour éviter tous les regards, il se coulait le long des murs, il faisait des détours et rentrait à la maison en suivant des sentiers de chèvre. Nous ne nous parlions plus. Je préparais la soupe comme à l’ordinaire; il prenait son écuelle, s’enfonçait dans le coin de la cheminée et mangeait sans lever les yeux. Quand il avait fini il allait s’asseoir sur le rocher, mais seul, car je n’osais plus lui tenir compagnie; il demeurait là une heure ou deux, à réfléchir, rentrait et se couchait. À peine si je lui disais d’une voix tremblante:

«Bonsoir, père.»

Il me répondait:

«Bonsoir.»