« Bon, on est tous là, à présent », fit joyeusement Magrat.
Ça ne marcha pas. Les yeux de Mémé Ciredutemps se braquèrent aussitôt du côté des genoux de Magrat.
« Et tu portes quoi, là, tu peux m’expliquer ? demanda-t-elle.
— Ah. Hum. J’ai pensé… J’veux dire, il fait froid là-bas… avec le vent et tout », commença Magrat. Elle avait craint ce moment et elle s’en voulait d’être si faible. Après tout, c’était drôlement pratique. L’idée lui en était venue un soir. Sans parler du reste, il était quasiment impossible d’exécuter les coups de pied mortels harmonieusement cosmiques de monsieur Lobsang Planteur quand les jambes s’empêtraient tout le temps dans une jupe.
« Un pantalon !
— C’est pas exactement le même que…
— Et y a des hommes qui regardent, dit Mémé. Je trouve ça honteux.
— Quoi donc ? demanda Nounou en arrivant derrière elle.
— Magrat Goussedail, là, qu’est toute bifurquée, fit Mémé en levant le nez en l’air.
— Du moment qu’elle a le nom et l’adresse du jeune homme, dit Nounou d’un ton aimable.
— Nounou ! fit Magrat.
— Moi, je trouve ça commode, poursuivit Nounou. Un peu ample, tout de même.
— J’suis contre, dit Mémé. On voit ses jambes.
— Non, on les voit pas. Pour la bonne raison que le tissu empêche de les voir.
— Oui, mais on voit où elles sont, ses jambes.
— C’est idiot. C’est comme dire que tout le monde est nu sous ses vêtements, intervint Magrat.
— Magrat Goussedail, veux-tu bien te taire, dit Mémé Ciredutemps.
— Ben quoi, c’est vrai !
— Pas pour moi, rétorqua Mémé tout net, j’ai trois gilets. »
Elle toisa Nounou. Gytha Ogg, elle aussi, avait fait des préparatifs vestimentaires pour les pays étrangers. Mémé ne trouva guère à redire, malgré ses efforts.
« Regarde-moi ce chapeau », marmonna-t-elle.
Nounou, qui connaissait Mémé Ciredutemps depuis soixante-dix ans, se contenta de sourire.
« Le grand chic, non ? fit-elle. Fait par monsieur Vernissage à Rondelle. Il a une armature d’osier jusqu’à la pointe et dix-huit poches à l’intérieur. Peut arrêter un coup de marteau, ce chapeau-là. Et qu’est-ce que tu dis de celles-là ? »
Nounou souleva le bas de sa jupe. Elle portait de nouvelles bottines. Mémé ne trouva rien à leur reprocher en tant que chaussures. Elles étaient d’une facture idéale pour une sorcière, à savoir qu’une charrette chargée à bloc aurait pu leur passer dessus sans même laisser une marque dans le cuir épais. Le seul hic, c’était la couleur.
« Rouges ? fit Mémé. C’est pas une couleur pour des chaussures de sorcière !
— Moi, j’les aime bien », dit Nounou.
Mémé renifla. « C’est toi qui vois, c’est sûr, fit-elle. C’est sûr que dans les pays étrangers ils s’adonnent à toutes sortes de choses exotiques. Mais tu sais ce qu’on dit des femmes qui portent des chaussures rouges.
— Du moment qu’on dit aussi qu’elles ont les pieds au sec », répliqua gaiement Nounou.
Elle mit la clé de chez elle dans la main de Jason. « Je t’enverrai des lettres si tu me promets de trouver quelqu’un qui te les lira.
— Oui, môman. Et le chat, môman ? demanda Jason.
— Oh, Gredin vient avec nous, répondit Nounou Ogg.
— Quoi ? Mais c’est un chat ! protesta Mémé Ciredutemps. Tu vas pas emmener des chats ! J’vais quand même pas voyager avec des chats ! C’est déjà pas marrant de voyager avec des pantalons et des chaussures provocantes !
— Sa maman va lui manquer s’il reste tout seul, hein ? » susurra Nounou Ogg en ramassant Gredin. Il pendait, flasque, dans sa main comme une outre pleine d’eau qu’on serrerait par le milieu.
Pour Nounou Ogg, Gredin restait le chaton adorable qui courait par terre après les pelotes de laine.
Pour le reste du monde, c’était un matou monstrueux, un paquet de forces vitales incroyablement indestructibles dans une peau qui ressemblait moins à un pelage qu’à un morceau de pain oublié dans un coin humide pendant quinze jours. Les étrangers le prenaient souvent en pitié à cause de ses oreilles absentes et de sa tête qui donnait l’impression qu’un ours avait campé dessus. Ils ne pouvaient pas le savoir, mais c’était parce que Gredin, par fierté féline, essayait de combattre ou de violer absolument tout, jusques et y compris un triqueballe à quatre chevaux. Les chiens méchants gémissaient et se cachaient sous les escaliers lorsque Gredin se baladait dans la rue. Les renards restaient à l’écart du village. Les loups faisaient un détour.
« C’est rien qu’un gros bébé », dit Nounou.
Gredin posa sur Mémé Ciredutemps un regard jaune de malveillance suffisante, comme les chats en réservent à ceux qui ne les aiment pas, et se mit à ronronner. Gredin devait être le seul chat capable de ricaner et ronronner en même temps.
« Et puis, reprit Nounou, les sorcières sont censées aimer les chats.
— Pas les chats comme lui, sûrement pas.
— T’es pas très chat, Esmé, voilà », dit Nounou en serrant et câlinant Gredin.
Jason Ogg prit Magrat à part. « Notre Sean m’a lu dans l’almanach qu’y avait des bêtes sauvages affreuses dans les pays étrangers, chuchota-t-il. Monstrueuses, pleines de poils et qui sautent sur les voyageurs, qu’il disait, l’almanach. J’ai peur de ce qui arriverait si elles sautaient sur môman et Mémé. »
Magrat leva les yeux sur sa grosse figure rougeaude.
« Vous ferez attention qu’il leur arrive rien, hein ? poursuivit Jason.
— T’inquiète pas, dit-elle en espérant qu’il n’aurait effectivement pas à s’inquiéter. Je ferai de mon mieux. »
Jason hocha la tête. « C’est qu’il disait, l’almanach, que certaines d’ces bêtes-là étaient déjà en voie d’extinction. »
Le soleil était déjà bien levé lorsque les trois sorcières montèrent en spirales dans le ciel.
Leur départ avait été retardé un moment à cause de l’indocilité du balai de Mémé Ciredutemps, dont le démarrage nécessitait toujours des galopades interminables. Il n’avait jamais l’air de comprendre ce qu’on lui demandait jusqu’à ce qu’on le pousse à fond de train. Les nains réparateurs de partout avaient avoué leur impuissance devant l’engin. Ils avaient remplacé le manche et les brins des dizaines de fois.
Lorsqu’il finit par prendre son envol, ce fut dans un concert d’acclamations.
Le tout petit royaume de Lancre n’occupait guère plus qu’un large rebord taillé dans le flanc des montagnes du Bélier. Derrière lui, des pics acérés et de sombres vallées sinueuses se lançaient à l’assaut de l’arête massive des chaînes centrales.
Devant, le terrain chutait abruptement vers les plaines de Sto, la brume bleutée de régions boisées, la vaste étendue d’un océan et, quelque part au milieu de tout ça, la tache brunâtre connue sous le nom d’Ankh-Morpork.
Une alouette chanta, ou plutôt lança les premières notes de son chant. La pointe du chapeau de Mémé Ciredutemps qui montait à sa rencontre par en dessous lui fit complètement perdre le rythme.
« Moi, j’vais pas plus haut, fit la sorcière.
— Si on monte assez haut, on verra où on va, dit Magrat.
— T’as dit que t’avais regardé les cartes de Desiderata.
— Mais ç’a l’air différent vu d’ici. Y a plus de choses qui… qui dépassent. Mais je crois qu’il faut aller… par là.