— T’es sûre ? »
La mauvaise question à poser à une sorcière. Surtout quand la personne qui la pose est Mémé Ciredutemps.
« Certaine », répondit Magrat.
Nounou Ogg leva les yeux sur les hautes cimes.
« Y a beaucoup de grosses montagnes par là », dit-elle.
Elles s’élevèrent, palier après palier, mouchetées de neige, traînant en altitude des fanions interminables de cristaux de glace. Personne ne skiait dans les hautes montagnes du Bélier, du moins au-delà de quelques mètres et d’un cri décroissant. Personne n’y courait en chantant en jupe paysanne. Ce n’étaient pas des montagnes agréables. Plutôt le genre où les hivers allaient passer leurs vacances d’été.
« Y a des cols et des machins qui les traversent, dit Magrat d’une voix hésitante.
— Forcément », fit Nounou.
Quand on sait y faire, on peut se servir de deux miroirs comme suit : on les place de telle sorte qu’ils se réfléchissent l’un l’autre. Car si les images peuvent voler un peu de votre âme, des images d’images peuvent vous fortifier, vous nourrir en retour de vous-même, vous donner de la puissance…
Et votre image se reproduit à l’infini, en reflets de reflets de reflets, et chaque image est identique, tout au long de l’arc de lumière.
Sauf que c’est faux.
Les miroirs contiennent l’infini.
L’infini contient davantage de choses qu’on n’imagine.
Tout, déjà.
Y compris l’avidité.
Parce qu’il y a un million de milliards d’images et une seule âme pour l’ensemble.
Les miroirs donnent beaucoup, mais ils se servent copieusement.
Les montagnes se déroulaient et laissaient apparaître d’autres montagnes. Les nuages s’amoncelaient, lourds et gris.
« Je suis sûre qu’on va dans la bonne direction », dit Magrat. La roche glacée défilait à n’en plus finir. Les sorcières volaient le long d’un dédale de petits canyons sinueux, tous identiques. « Ouais, fit Mémé.
— Ben, vous me laissez pas voler assez haut, dit Magrat.
— Il va neiger des cordes d’ici une minute », fit Nounou Ogg.
C’était le début de soirée. La lumière du jour s’écoulait des vallées en altitude comme de la crème anglaise.
« Je croyais… qu’il y aurait des villages, des choses comme ça, dit Magrat, où acheter des produits locaux intéressants et trouver un abri dans des huttes grossières.
— On trouve même pas de trolls par ici », fit Mémé.
Les trois balais descendirent en vol plané dans une vallée dénudée, simple encoche au flanc de la montagne.
« Et fait vachement froid », ajouta Nounou Ogg. Elle sourit. « Pourquoi elles sont grossières, les huttes, au fait ? »
Mémé Ciredutemps descendit de son balai pour observer les rochers autour d’elle. Elle ramassa un caillou et le renifla. Elle s’approcha tranquillement d’un tas d’éboulis qui, pour Magrat, ressemblait à n’importe quel autre tas d’éboulis, et le tâta du pied.
« Hmm », fit-elle.
Quelques cristaux de neige lui atterrirent sur le chapeau.
« Ouais, ouais, fit-elle encore.
— Qu’est-ce que vous faites, Mémé ? demanda Magrat.
— J’réfléchis. »
Mémé s’approcha du versant abrupt de la vallée et le longea d’un pas nonchalant, sans quitter la roche des yeux. Nounou Ogg la rejoignit. « À cette altitude ? fit-elle.
— J’crois.
— Un peu haut pour eux, non ?
— Vont partout, les p’tits saligauds. Y en a un qu’a débarqué dans ma cuisine, une fois. Il suivait un filon, qu’il disait.
— Pour ça, c’est des p’tits cons.
— Ça vous ennuierait de me dire ce que vous faites ? demanda Magrat. Qu’est-ce que ç’a d’intéressant, des tas de cailloux ? »
La neige tombait plus vite à présent.
« C’est pas des cailloux, c’est des déblais », répondit Mémé. Elle atteignit une paroi rocheuse plate couverte de glace, identique aux yeux de Magrat à toutes les autres, disponibles dans une gamme de dimensions pareillement mortelles partout en montagne, et elle s’arrêta, l’oreille tendue.
Puis elle recula, abattit sèchement son balai sur la pierre et tint ce langage : « Ouvrez, sales petits enfoirés ! »
Nounou Ogg balança un coup de pied à la roche. Elle rendit un son creux.
« Y en a qui crèvent de froid dehors ! » ajouta-t-elle.
Pendant un moment, il n’y eut pas de réaction. Puis un pan de rocher pivota de quelques centimètres. Magrat vit luire un œil soupçonneux.
« Oui ?
— Des nains ? » fit Magrat.
Mémé Ciredutemps se pencha jusqu’à placer son nez de niveau avec l’œil.
« Je m’appelle, annonça-t-elle, Esmé Ciredutemps. »
Elle se redressa, la figure rayonnante de satisfaction.
« Et alors, c’est qui ? » fit une voix de quelque part sous l’œil. La figure de Mémé se ferma.
Nounou Ogg donna un coup de coude à sa collègue.
« On doit être à cent kilomètres de chez nous, dit-elle. Ils ont peut-être pas entendu parler de toi par ici. »
Mémé se pencha de nouveau. Des flocons de neiges accumulés lui cascadèrent du chapeau. « Je t’en veux pas, dit-elle, mais je sais que vous avez un roi là-dedans, alors va lui dire que Mémé Ciredutemps est ici, tu veux ?
— Il est très occupé, répliqua la voix. On vient d’avoir quelques ennuis.
— Alors j’suis sûre qu’il préfère en éviter d’autres », dit Mémé.
Le mystérieux interlocuteur parut réfléchir.
« On a mis une inscription sur la porte, reprit-il d’un ton maussade. En runes invisibles. Ça coûte drôlement cher, de faire graver de bonnes runes invisibles.
— Je m’amuse pas à lire les portes », rétorqua Mémé.
L’interlocuteur hésita. « Ciredutemps, vous avez dit ?
— Oui. Avec un C. Comme dans “sorcière ”. »
La porte claqua. Quand elle était fermée, on distinguait à peine une fêlure dans la roche.
La neige tombait dru à présent. Mémé sautilla un moment sur place pour se réchauffer.
« Ça, c’est bien les étrangers, dit-elle à l’ensemble du monde gelé.
— J’pense pas qu’on peut appeler les nains des étrangers, dit Nounou Ogg.
— J’vois pas pourquoi. Un nain qui vit loin, c’est forcément un étranger. C’est ce que ça veut dire, étranger.
— Ouais ? Marrant, quand on y pense. »
Les sorcières regardèrent la porte, et leur respiration formait trois petits nuages dans le jour déclinant. Magrat examina de plus près la paroi minérale.
« Je vois pas de runes invisibles, dit-elle.
— ’videmment, tiens, fit Nounou. C’est parce qu’elles sont invisibles.
— Ouais, renchérit Mémé Ciredutemps. Ce que t’es bête. »
La porte se rouvrit. « J’ai parlé au roi, fit la voix.
— Et qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Mémé avec espoir.
— Il a dit : “Oh non, manquait plus que ça !” »
Mémé rayonna. « J’savais bien qu’il aurait entendu parler de moi », fit-elle.
Tout comme il y a mille rois des gitans, il existe mille rois des nains. Le terme équivaut en gros à « technicien en chef ». On ne trouve pas de reines des nains. Les nains répugnent à révéler leur sexe, auquel la plupart attachent beaucoup moins d’importance qu’à la métallurgie et à l’hydraulique.
Ce roi-ci se tenait au milieu d’une foule hurlante de mineurs. Il[11] leva les yeux sur les sorcières avec l’expression d’un noyé qui regarde un verre d’eau.
11
Beaucoup de tribus traditionnelles de nains n’ont pas de pronoms féminins comme «elle» ou «la». Il s’ensuit que faire sa cour, chez les nains, relève d’une diplomatie inouïe.