« Vous êtes vraiment efficaces ? » demanda-t-il.
Nounou Ogg et Mémé Ciredutemps échangèrent un bref regard.
« Je crois que c’est à toi qu’il parle, Magrat, dit Mémé.
— C’est qu’on a eu un gros éboulement dans la galerie 9, reprit le roi. Ç’a l’air grave. Une veine très prometteuse de quartz aurifère est irrémédiablement bloquée. »
Un des nains les plus proches lui chuchota quelque chose.
« Oh, ouais. Et quelques gars aussi, ajouta distraitement le roi. Et voilà que vous vous amenez. Alors, telles que je vois les choses, c’est sûrement le destin. »
Mémé Ciredutemps fit tomber d’une secousse la neige de son chapeau et regarda autour d’elle.
Elle était impressionnée, malgré tout. On n’avait pas si souvent l’occasion de voir une salle remplie de nains, par les temps qui couraient. La plupart d’entre eux étaient partis gagner de l’argent à la pelle dans les plaines, où il était plus facile d’être nain – d’abord, on n’était pas obligé de passer les trois quarts de son temps sous terre à se donner des coups de marteau sur le pouce et à s’inquiéter des fluctuations des marchés internationaux du minerai. Le non-respect des traditions, c’était ça l’ennui, au jour d’aujourd’hui.
Prenez les trolls. On trouvait plus de trolls en ce moment à Ankh-Morpork que dans toute la chaîne de montagnes. Mémé Ciredutemps n’avait rien contre eux mais elle sentait d’instinct que si davantage de trolls arrêtaient de porter des costumes et de marcher tout debout pour recommencer à vivre sous les ponts, à sauter sur les gens et à les dévorer, le monde ne s’en porterait que mieux.
« Montrez-nous donc votre problème, dit-elle. Y a des tas de rochers qui se sont éboulés, c’est ça ?
— Pardon ? » fit le roi.
On dit souvent que les Esquimaux disposent de cinquante mots différents pour désigner la neige[12].
C’est faux.
On dit aussi que les nains disposent de deux cents mots pour désigner la roche.
Erreur. Ils n’ont pas de mots pour la roche, de la même façon que les poissons n’ont pas de mots pour l’eau. Ils ont effectivement des mots pour la roche ignée, la roche sédimentaire, la roche métamorphique, la roche sous les pieds, la roche qui s’écroule sur le casque et la roche à l’air prometteur qu’ils auraient juré avoir laissée là la veille. Mais ce qu’ils n’ont pas, c’est un mot signifiant « roche ». Qu’on montre une roche à un nain, et lui verra, par exemple, un morceau second choix de sulfite cristallin de barytine.
Ou, dans le cas présent, environ deux cents tonnes de schiste argileux de qualité inférieure. Lorsque les sorcières arrivèrent sur les lieux du désastre, des dizaines de nains travaillaient fiévreusement à étayer le plafond fendu et emporter les débris. Certains étaient en larmes.
« C’est affreux… affreux, marmonnait l’un d’eux. Une catastrophe. » Magrat lui prêta son mouchoir. Il se moucha bruyamment. « Ça peut entraîner un glissement important sur la ligne de faille, et alors on perd toute la veine », ajouta-t-il en secouant la tête.
Un autre nain lui tapota le dos. « Faut pas désespérer, dit-il. On peut toujours percer un tunnel depuis la galerie 15. On va la récupérer, la veine, t’inquiète pas.
— Excusez-moi, fit Magrat, il y a bien des nains derrière tous ces décombres, non ?
— Oh, oui », dit le roi. Son ton affirmait que ce n’était là qu’un effet secondaire regrettable de la catastrophe, car trouver de nouveaux nains ne demandait que du temps alors qu’une bonne roche aurifère restait limitée en quantité.
Mémé Ciredutemps examina l’éboulement d’un œil critique.
« Va falloir faire sortir tout le monde, dit-elle. Ça doit rester confidentiel.
— Je sais ce que c’est, fit le roi. Secret professionnel, j’imagine ?
— Y a de ça », dit Nounou.
Le roi chassa les nains du tunnel et laissa les sorcières seules à la lumière de la lanterne. Quelques fragments de roche tombèrent du plafond.
« Hmm, fit Mémé.
— T’es bien avancée maintenant, dit Nounou.
— Tout est possible quand on s’y met sérieusement, répliqua distraitement Mémé.
— Alors tu ferais bien de t’y mettre à fond, Esmé. Si le Créateur avait voulu qu’on déplace des rochers par la sorcellerie, il aurait pas inventé la pelle. Être une sorcière, c’est savoir quand il faut se servir d’une pelle. Et lâche donc cette brouette, Magrat. T’y connais rien en machines.
— Bon, d’accord, dit Magrat. Pourquoi on essaye pas la baguette ? »
Mémé Ciredutemps renifla.
« Ha ! Ici ? On a jamais vu ça, une marraine fée dans une mine.
— Moi, si j’étais coincée derrière un tas de rochers sous une montagne, j’aimerais bien en voir une », répliqua Magrat avec feu.
Nounou Ogg approuva du chef. « Là, elle a raison, Esmé. Y a pas de règle, on fait la marraine fée où on veut.
— Cette baguette, elle m’inspire pas confiance, dit Mémé. Elle m’a pas l’air normale.
— Oh, allons, fit Magrat, des générations de marraines fées s’en sont servi. »
Mémé jeta les bras en l’air.
« D’accord, d’accord, d’accord, cracha-t-elle. Vas-y ! Rends-toi donc ridicule ! »
Magrat sortit la baguette de son sac. Elle avait redouté cet instant.
L’objet était taillé dans une espèce d’os ou d’ivoire ; Magrat espéra que ce n’était pas de l’ivoire. Il avait autrefois porté des marques, mais des générations de mains de marraines fées l’avaient presque entièrement poli à force d’usage. Divers anneaux d’or et d’argent étaient incrustés dans la baguette. Nulle part on ne lisait d’instructions. Pas la moindre rune ni le moindre sceau n’indiquait ce qu’on était censé en faire.
« Je crois qu’il faut l’agiter, dit Nounou Ogg. J’suis à peu près sûre que c’est quelque chose comme ça. »
Mémé Ciredutemps croisa les bras. « C’est pas digne d’une sorcière », déclara-t-elle.
Magrat agita la baguette, histoire de voir. Rien ne se passa.
« Faut peut-être dire quelque chose ? » suggéra Nounou.
Magrat avait l’air en pleine panique.
« Qu’est-ce qu’elles disent, les marraines fées ? gémit-elle.
— Euh… fit Nounou, j’sais pas, moi.
— Huh ! » lâcha Mémé.
Nounou Ogg soupira. « Elle t’a rien dit, Desiderata ?
— Rien ! »
Nounou haussa les épaules.
« Fais ce que tu peux, alors », dit-elle.
Magrat fixa le tas de rochers. Elle ferma les yeux. Elle inspira profondément. Elle tâcha d’imposer à son esprit une image sereine d’harmonie cosmique. Ils en avaient de bonnes, les moines, avec leurs histoires d’harmonie cosmique, se dit-elle ; ils vivaient tranquillement loin de tout sur des montagnes neigeuses et n’avaient à se soucier que de yétis. Ils n’essayaient jamais d’atteindre une paix intérieure sous l’œil noir de Mémé Ciredutemps.
Elle agita vaguement la baguette et s’efforça de se sortir les citrouilles de la tête.
Elle sentit l’air bouger. Elle entendit Nounou retenir son souffle.
« Il s’est passé quelque chose ? demanda-t-elle.
— Ouais, répondit Nounou au bout d’un moment. On peut dire ça. J’espère qu’ils ont faim, c’est tout.
— Alors, le boulot de marraine fée, c’est ça ? » fit Mémé Ciredutemps.
Magrat ouvrit les yeux.
Il y avait toujours un tas, mais ce n’étaient plus des rochers.
12
Enfin, pas si souvent que ça. Pas tous les jours, en tout cas. Du moins, pas partout. Mais sans doute que dans certains pays froids on entend fréquemment répéter: «Hé, ces Esquimaux, tout de même, quels phénomènes! Cinquante mots pour la neige! Vous vous rendez compte?»