« Là, t’as été… écoute bien, un peu gourde », fit Nounou.
Magrat, cette fois, écarquilla les yeux.
« Encore des citrouilles ?
— T’as été gourde. Gourde. Courge, si tu préfères », insista Nounou, des fois qu’on n’aurait pas compris.
Le sommet du tas bougea. Deux petites citrouilles le dévalèrent presque jusqu’aux pieds de Magrat, et un petit visage nain apparut dans le trou.
Il fixa des yeux les sorcières en dessous.
« Tout va bien ? » demanda finalement Nounou Ogg.
Le nain répondit oui de la tête. Son regard se portait sans arrêt sur le tas de citrouilles qui remplissait le tunnel du sol au plafond.
« Euh… oui, fit-il. Il est là, papa ?
— Papa ?
— Le roi.
— Oh. » Nounou Ogg se mit les mains en porte-voix autour de la bouche et se tourna face au tunnel. « Hé, roi ! »
Les nains apparurent. Eux aussi regardèrent les citrouilles. Le roi fit un pas en avant et leva les yeux vers la figure de son fils. « Ça va, fiston ?
— Ça va, papa. Y a pas de faille ni rien. »
Le roi s’affaissa de soulagement. Puis, à la réflexion, il ajouta : « Tout le monde va bien ?
— Très bien, papa.
— Un moment, j’ai eu peur. Je me suis dit qu’on était peut-être tombés sur une zone de conglomérat, quelque chose comme ça.
— Rien qu’une plaque branlante de schiste argileux, papa.
— Bien. » Le roi observait encore le tas. Il se gratta la barbe. « C’est plus fort que moi, j’ai l’impression que t’es tombé sur un gisement de citrouilles.
— J’ai cru que c’était une espèce de grès bizarre, papa. »
Le roi revint vers les sorcières.
« Vous pouvez tout changer en n’importe quoi ? » demanda-t-il, de l’espoir dans la voix.
Du coin de l’œil, Nounou Ogg regarda Magrat qui fixait toujours la baguette, l’air choquée.
« Je crois que pour l’instant on ne produit que des citrouilles », dit-elle prudemment.
Le roi parut un brin déçu.
« Bon, ben… dit-il, si je peux vous offrir quelque chose, mesdames… une tasse de thé, n’importe… »
Mémé Ciredutemps s’avança. « Je pensais moi aussi à quelque chose dans ce goût-là », dit-elle.
Le visage du roi s’éclaira.
« Mais qui vous coûterait plus cher », dit Mémé.
La figure du roi s’éteignit.
Nounou Ogg se glissa jusqu’à Magrat qui secouait la baguette sans cesser de la fixer.
« Très malin, chuchota-t-elle. Pourquoi t’as pensé à des citrouilles ?
— J’y ai pas pensé !
— Tu sais pas comment ça marche ?
— Non ! Moi, je croyais qu’il fallait juste vouloir quelque chose, voyez, pour que ça arrive !
— Un souhait, ça doit pas suffire, dit Nounou avec toute la sympathie dont elle était capable. C’est souvent comme ça. »
Vers le lever du jour, si tant est que le jour se lève dans les mines, on conduisit les sorcières jusqu’à une rivière quelque part dans les profondeurs des montagnes, où mouillaient deux chalands. On avait amené une barque près d’un embarcadère de pierre.
« Ça va vous conduire de l’autre côté des montagnes, dit le roi. Et même directement à Genua, je crois bien. » Il prit un grand panier à un serviteur nain. « Et on vous a préparé quelque chose de bon à manger, dit-il.
— On va faire tout le voyage en bateau ? » demanda Magrat. Elle effectua quelques moulinets furtifs de sa baguette. « Je m’y connais mal en navigation.
— Écoute, dit Mémé en montant à bord, la rivière, elle, connaît le chemin pour sortir des montagnes, et nous non. On se servira des balais plus tard, quand le paysage sera moins farfelu.
— Et on pourra se reposer un peu », dit Nounou en s’asseyant.
Magrat regarda ses aînées s’installer confortablement à l’arrière comme deux poules se calant sur leur nid.
« Vous savez ramer ? demanda-t-elle.
— On a pas besoin de savoir, nous », répondit Mémé.
Magrat hocha tristement la tête. Puis un soupçon de contestation pointa brièvement le bout d’un aileron.
« Je crois que je ne sais pas non plus, risqua-t-elle.
— Pas grave, fit Nounou. Si on voit que tu te trompes, on te le dira, n’aie crainte. À la revoyure, votre royauté. »
Magrat soupira et empoigna les rames.
« C’est le bout aplati qui va dans l’eau », la renseigna obligeamment Mémé.
Les nains leur firent au revoir de la main. La barque dériva au milieu du cours d’eau, évoluant lentement dans le rond de lumière d’une lanterne. Magrat s’aperçut que tout ce qu’elle avait à faire, c’était de la garder pointée du bon côté dans le courant.
Elle entendit Nounou s’étonner : « Ça me dépasse, ça, qu’ils s’acharnent toujours à faire écrire des runes invisibles sur leurs portes. J’veux dire, tu payes un mage pour qu’il t’écrive des runes invisibles sur ta porte, comment tu sais que t’en as pour ton argent ? »
Elle entendit Mémé répondre : « Pas de souci. Si tu les vois pas, alors tu sais que t’as bien des runes invisibles. »
Elle entendit Nounou reprendre : « Ah, ça doit être ça. Bon, voyons voir ce qu’on a pour le déjeuner. » Suivit un bruissement.
« Ouais, ouais, ouais.
— C’est quoi, Gytha ?
— D’la citrouille.
— D’la citrouille à quoi ?
— D’la citrouille à rien. D’la citrouille à la citrouille.
— Ben, j’imagine qu’ils ont beaucoup de citrouilles, dit Magrat. Vous savez comment c’est à la fin de l’été, ça se bouscule dans le jardin. J’ai épuisé mes idées de recettes de légumes au vinaigre ou en conserve pour rien laisser perdre… »
Dans la faible lumière elle distingua la figure de Mémé ; on y lisait qu’il ne lui avait sûrement pas fallu beaucoup de temps pour les épuiser, ses idées.
« Moi, déclara Mémé, j’ai jamais fait de légumes au vinaigre de ma vie.
— Mais vous aimez pourtant ça, les condiments », s’étonna Magrat. Les sorcières et les condiments allaient ensemble comme… Elle hésita devant l’association de pêches et de crème qui lui soulevait le cœur et préféra terminer mentalement par : des choses qui vont bien ensemble. La vue de l’unique dent rescapée de Nounou Ogg à l’œuvre sur un oignon au vinaigre faisait monter les larmes aux yeux.
« C’est sûr, j’aime ça, dit Mémé. Je m’arrange pour qu’on me les offres.
— Tu sais, fit Nounou en fouillant les recoins du panier, chaque fois que j’ai affaire à des nains, je pense à des oursins constipés.
— Sales petits radins. Si tu savais les prix qu’ils veulent me faire payer quand j’emmène mon balai à réparer, dit Mémé.
— Oui, mais vous payez jamais, fit remarquer Magrat.
— C’est pas la question, répliqua Mémé Ciredutemps. Ils devraient pas avoir le droit de pratiquer des prix pareils. C’est du vol qualifié.
— Je vois pas comment ça peut être du vol si vous payez pas, insista Magrat.
— J’paye jamais rien. On me laisse jamais payer. J’y peux rien si on me fait sans arrêt des cadeaux, tout de même ? Quand je marche dans la rue, y a toujours des gens à me courir après avec des gâteaux juste sortis du four, de la bière fraîche et des vêtements qu’ils ont à peine portés. « Oh, madame Ciredutemps, veuillez accepter ce panier d’œufs », qu’ils disent. Les gens sont toujours très gentils. Les gens, quand on les traite bien, ils vous rendent la pareille. C’est une affaire de respect. Rien avoir à payer, termina-t-elle sévèrement, c’est ça, être sorcière.