— Tiens, c’est quoi ? » fit Nounou en sortant un petit paquet. Elle s’affaira sur le papier et déballa plusieurs disques marrons et durs.
« Ma parole, fit Mémé Ciredutemps, je retire tout ce que j’ai dit. C’est le fameux pain de nain, ça. Ils en donnent pas à n’importe qui. »
Nounou en cogna le bord de la barque. Le pain rendit à peu près le même son creux qu’une règle qu’on maintient au bord d’un bureau et qu’on fait vibrer : Boioioing.
« Paraît que ça rassit jamais, même quand on le garde des années, dit Mémé.
— Ça permet de tenir des jours et des jours », ajouta Nounou Ogg.
Magrat tendit le bras, prit un des pains aplatis, essaya de le rompre et renonça.
« Ça se mange ? demanda-t-elle.
— Oh, j’crois pas que ça se mange, répondit Nounou. C’est davantage pour, disons…
— … permettre de tenir, termina Mémé. Paraît que… »
Elle s’arrêta.
Par-dessus le bruit de la rivière et des gouttes d’eau qui tombaient parfois du plafond elles entendaient toutes à présent le clapotis d’une autre embarcation qui se rapprochait.
« On nous suit ! » souffla Magrat.
Deux lueurs pâles apparurent à la limite du cercle de lumière de la lanterne. Il s’agissait en fin de compte des yeux d’une petite créature grise ressemblant vaguement à une grenouille qui pagayait vers les sorcières sur une bûche.
Elle atteignit la barque. De longs doigts mouillés attrapèrent le bord et une figure sinistre s’éleva à la hauteur de celle de Nounou Ogg.
« ’lut, fit la figure. C’est mon anniversssaire. »
Les trois sorcières la fixèrent un moment. Puis Mémé Ciredutemps empoigna une rame et lui en flanqua un méchant coup sur le crâne. Il y eut un plouf et des jurons qui s’éloignèrent.
« Sale petit connard, conclut Mémé alors qu’elles continuaient leur route. M’avait l’air d’un fouteur de merde.
— Ouais, approuva Nounou Ogg. Trop visqueux pour être honnête. Faut s’en méfier d’ceux-là.
— Je me demande ce qu’il voulait ? » fit Magrat.
Une demi-heure plus tard, la barque sortit d’une caverne, poussée par le courant, et enfila une gorge étroite bordée de falaises. De la glace luisait sur les parois et des congères de neige s’entassaient sur certains affleurements.
Nounou Ogg promena autour d’elle un regard candide, puis elle fourragea quelque part dans les profondeurs de ses nombreux jupons et en extirpa une petite bouteille. Suivit un glouglou.
« Doit y a voir un bon écho par ici, j’en suis sûre, dit-elle au bout d’un moment.
— Ah non, pas ça, fit Mémé d’un ton sans appel.
— Pas ça quoi ?
— Tu vas pas chanter ta chanson.
— Pardon, Esmé ?
— J’vais pas plus loin si tu insistes pour chanter ta chanson.
— De quelle chanson tu parles ? demanda innocemment Nounou.
— Tu sais bien à laquelle je pense, répliqua Mémé d’un ton glacial. Chaque fois que tu te soûles, tu la chantes, et ça me déçoit beaucoup.
— Je m’souviens pas d’une chanson pareille, Esmé, dit humblement Nounou Ogg.
— Celle du rongeur qui peut pas… qu’on peut pas… intéresser aux choses de la vie.
— Oh, fit Nounou qui rayonna lorsqu’elle comprit enfin, tu parles du Hérisson peut jamais se faire met…
— C’est celle-là !
— Mais c’est traditionnel. Et puis, dans les pays étrangers, personne comprendra les paroles.
— Ils comprendront en voyant comment tu la chantes. En te voyant la chanter, même ce qui vit au fond des étangs comprendrait ce que ça veut dire. »
Magrat regarda par-dessus le bord de la barque. Ici et là, les vaguelettes se frangeaient de blanc. Le courant était un peu plus fort et on y voyait des morceaux de glace.
« C’est qu’une chanson traditionnelle, Esmé, dit Nounou Ogg.
— Ha ! fit Mémé. Pour ça oui, c’est une chanson traditionnelle ! J’les connais, moi, les chansons traditionnelles ! On croit entendre une jolie chanson sur… sur des coucous, des violoneux, des rossignolets et j’sais pas quoi, et puis ça devient… ça devient tout autre chose, ajouta-t-elle d’un air sombre. On peut pas leur faire confiance, aux chansons traditionnelles. Elles ont l’air de rien mais on se fait toujours avoir. »
Magrat les détourna d’un rocher. Un remous les fit lentement tournoyer.
« J’en connais une sur deux petits oiseaux bleus, dit Nounou Ogg.
— Hum, fit Magrat.
— C’est peut-être des oiseaux bleus au début, mais j’parie que ça finit par une espèce de mélafort, dit Mémé.
— Euh… Mémé, fit Magrat.
— Quand je pense à ce que m’a raconté Magrat sur les arbres de mai et sur ce que ça cache… dit Mémé avant d’ajouter d’un air nostalgique : J’aimais bien regarder un arbre de mai le matin au printemps.
— Je crois que la rivière devient un peu houleuse, intervint Magrat.
— J’vois pas pourquoi les gens laissent pas les choses comme elles sont, poursuivit Mémé.
— Je veux dire drôlement houleuse, même… fit Magrat en les repoussant d’un rocher dentelé.
— Elle a raison, tu sais, dit Nounou Ogg. Ça s’agite un peu. »
Mémé regarda par-dessus l’épaule de Magrat la rivière en avant de la barque. Elle avait l’air tronquée, du genre qui fait penser, par exemple, à une chute d’eau imminente. La barque filait de plus en plus vite. On entendait un grondement assourdi. « Ils ont jamais parlé d’une chute d’eau, dit-elle.
— À mon avis, ils se sont dit qu’on s’en apercevrait bien nous-mêmes, fit Nounou Ogg en rassemblant ses effets et en soulevant Gredin du fond de la barque par la peau du cou. Le nain est très avare de renseignements. Dieux merci, les sorcières, ça flotte. Et puis ils savaient qu’on a les balais.
— Vous, vous avez les balais, dit Mémé Ciredutemps. Comment j’vais le faire démarrer, le mien, dans une barque ? J’peux pas courir loin, hein ? Et arrête de bouger comme ça, tu vas nous faire chavirer…
— Enlève ton pied, il me gêne, Esmé… »
La barque tangua violemment.
Magrat sauta sur l’occasion. Elle sortit la baguette à l’instant où une vaguelette passait par-dessus l’embarcation.
« Vous inquiétez pas, dit-elle, je vais me servir de la baguette. Je crois avoir attrapé le coup maintenant…
— Non ! » s’écrièrent en chœur Mémé Ciredutemps et Nounou Ogg.
Il y eut un gros bruit mouillé. La barque changea de forme. Et aussi de couleur. Elle prit une joyeuse teinte orangée.
« Des citrouilles ! brailla Nounou Ogg alors qu’elle basculait doucement dans l’eau. Encore des putains de citrouilles ! »
Lilith se renversa sur son siège. La glace autour de la rivière réfléchissait moins bien qu’un miroir, mais ça lui avait suffi.
Bien. Une fille insignifiante trop vite montée en graine, plus apte à bénéficier des attentions d’une marraine fée qu’à en devenir une, et une petite vieille du genre lavandière qui se soûlait et chantait des chansons. Sans oublier une baguette dont la jeune idiote ne savait pas se servir.
C’était fâcheux. Pire, avilissant. Desiderata et madame Gogol auraient sûrement fait mieux que ça. Des ennemis forts, ça donne du prestige.
Évidemment, il y avait l’autre. Au bout de tant d’années…
Évidemment. Mais ça lui plaisait. Parce qu’il fallait qu’elles soient trois. Trois était un chiffre capital pour les contes. Trois vœux, trois princes, trois boucs, trois devinettes… trois sorcières. La jeune fille, la mère et… l’autre. Eternel, ce conte-là.