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Esmé Ciredutemps n’avait jamais rien compris aux contes. Elle n’avait jamais compris qu’ils reflétaient la réalité. Sinon, elle gouvernerait sûrement le monde désormais.

« Vous regardez sans arrêt dans les miroirs ! fit une voix irritée. J’ai horreur de vous voir sans arrêt regarder dans les miroirs ! »

Dans un angle, le grand-duc se prélassait dans un fauteuil, tout vêtu de soie noire, la cuisse bien faite. Normalement, Lilith n’acceptait personne dans son nid de miroirs, mais il était techniquement propriétaire du château. Et puis il était trop vaniteux et trop bête pour comprendre ce qui se passait. Elle y avait veillé. Du moins, elle le croyait. Ces derniers temps, il donnait l’impression de saisir des bricoles par-ci par-là…

« Je me demande pourquoi vous êtes obligée de faire ça, geignit-il. Je croyais que pour la magie il suffisait de pointer le doigt et… woufff. »

Lilith prit son chapeau et jeta un coup d’œil dans un miroir tandis qu’elle s’en coiffait. « Ma manière est plus sûre, dit-elle. On ne dépend de personne. Quand on se sert de la magie des miroirs, on ne compte que sur soi-même. Voilà pourquoi personne n’a jamais conquis le monde grâce à la magie… pour le moment. Les autres s’efforcent d’obtenir une magie de… d’ailleurs. Et il y a toujours un prix à payer. Mais avec les miroirs, on n’est redevable à nul autre qu’à son âme. »

Elle baissa la voilette du chapeau. Hors de la sécurité des miroirs, elle aimait se réfugier dans l’intimité de la voilette.

« J’ai horreur des miroirs, marmonna le grand-duc.

— C’est parce qu’ils disent la vérité, mon ami.

— C’est une magie cruelle, alors. »

Lilith tordit le voile en une forme charmante.

« Oh, oui. Avec les miroirs, toute la puissance vient de soi-même. De nulle part ailleurs.

— La femme du marais la tire du marais, fit observer le grand-duc.

— Ha ! Et il va réclamer son dû un jour ou l’autre. Elle ne comprend pas ce qu’elle fait.

— Et vous si ? »

Elle ressentit une pointe de fierté. Il avait une dent contre elle ! Elle avait véritablement fait du bon travail.

« Je comprends les contes, dit-elle. C’est tout ce dont j’ai besoin.

— Mais vous ne m’avez pas amené la fille, fit le grand-duc. Vous m’avez promis la fille. Et après, tout ça sera terminé, je pourrai dormir dans un vrai lit et je n’aurai plus besoin de magie réfléchissante… »

Mais même un bon travail dépasse parfois les bornes.

« Vous avez votre compte de magie ? demanda-t-elle d’une voix douce. Vous voulez que j’arrête ? Rien de plus facile. Je vous ai sorti du ruisseau. Vous voulez que je vous y renvoie ? »

La panique déforma le visage du grand-duc.

« Je ne voulais pas dire ça ! Je voulais dire… enfin, après, tout sera réel. Un seul baiser, vous avez dit. Je ne vois pas ce qu’il y a de compliqué là-dedans.

— Le bon baiser au bon moment, répliqua Lilith. Il faut que ce soit au bon moment, sinon ça ne marchera pas. » Elle sourit. Il tremblait en partie de désir, beaucoup de terreur et un peu par atavisme.

« Ne vous inquiétez pas, reprit-elle. Ça ne peut pas ne pas arriver.

— Et les sorcières que vous m’avez montrées ?

— Elles… elles font partie du conte. Ne vous souciez pas d’elles. Le conte va les absorber. Et vous aurez la fille grâce aux contes. Impeccable, non ? Et maintenant… est-ce qu’on y va ? J’imagine que vous avez des affaires à régler ? »

Il saisit l’allusion. C’était un ordre. Il se leva, tendit un bras pour lui prendre le sien, et tous deux descendirent à la salle d’audience du palais.

Lilith était fière du grand-duc. Évidemment, il subsistait son petit problème nocturne, plutôt gênant, parce que son champ morphique s’affaiblissait pendant le sommeil, mais ça restait dans les limites du supportable. Il y avait aussi la question des miroirs, lesquels le montraient sous son vrai jour, mais on l’avait vite réglée en les supprimant tous, sauf les siens à elle. Et puis ses yeux. Pour les yeux, elle était impuissante. Aucune magie, pour ainsi dire, ne pouvait toucher aux yeux. Tout ce qu’elle avait trouvé, c’était lui faire porter des lunettes fumées.

Malgré tout, quelle réussite ! Et il était si reconnaissant. Elle avait été gentille avec lui.

Elle en avait fait un homme, pour commencer.

À une certaine distance en aval de la chute d’eau – la deuxième plus haute de tout le Disque, découverte l’année du Crabe rotatif par le fameux explorateur Guy de Yoyo[13] –, Mémé Ciredutemps, assise devant un petit feu, une serviette autour des épaules, se séchait dans un nuage de vapeur.

« Allons, faut voir les choses du bon côté, dit Nounou Ogg. Au moins, je te tenais en même temps que mon balai. Et Magrat tenait l’sien. Sinon, on regarderait toutes la chute par en dessous.

— Oh, bien. À quelque chose malheur est bon, lança Mémé dont les yeux brûlaient d’une lueur malfaisante.

— Quelle aventure, quand même ! fit Nounou en souriant d’un air réconfortant. Un jour, on en rira en y repensant.

— Oh, bien. »

Nounou tamponna les griffures qui lui marquaient le bras. Gredin, poussé par un authentique instinct félin de conservation, avait escaladé sa maîtresse à coups de griffes et avait gagné le salut d’un bond depuis son crâne. À présent, pelotonné près du feu, il faisait des rêves de chat.

Une ombre les survola : Magrat, qui venait de passer les rives au peigne fin.

« Je crois avoir presque tout retrouvé, dit-elle en atterrissant. Voilà le balai de Mémé. Et… ah, oui… la baguette. » Elle esquissa un sourire vaillant. « Des petites citrouilles remontaient à la surface. C’est comme ça que je l’ai repérée.

— Ma parole, t’as eu de la chance, fit Nounou Ogg d’un ton encourageant. T’entends ça, Esmé ? On mourra pas de faim, en tout cas.

— Et j’ai retrouvé le panier avec le pain de nain, reprit Magrat, mais il doit être fichu, j’en ai peur.

— Il sera pas fichu, tu peux m’croire, fit Nounou Ogg. Le pain de nain, c’est jamais fichu. Bien, bien, ajouta-t-elle en se rasseyant. On a de quoi faire un p’tit pique-nique, on dirait… et une bonne flambée, et… et un bon petit coin où se poser le derrière, et… j’suis sûre qu’y a des tas de pauvres gens dans des pays comme les terres d’Howonda et autres qui donneraient n’importe quoi pour être à notre place…

— Si t’arrêtes pas de te réjouir, Gytha Ogg, je vais t’en coller une qui va te chauffer les oreilles, fit Mémé Ciredutemps.

— T’es sûre de pas prendre froid ? demanda Nounou.

— Je me sèche de l’intérieur, répliqua Mémé.

— Écoutez, je m’excuse, fit Magrat. Je m’excuse, je vous dis. »

Elle ne savait pourtant pas trop de quoi elle s’excusait, songeait-elle. Ce n’est pas elle qui avait eu l’idée de la barque. Ni elle qui avait mis la chute d’eau sur leur chemin. Elle n’avait même pas pu la voir venir de sa place. Elle avait changé la barque en citrouille, mais sans le vouloir. Ç’aurait pu arriver à n’importe qui.

« J’ai aussi réussi à sauver les carnets de Desiderata, dit-elle.

— Ben ça, c’est un coup de veine, fit Nounou Ogg. Maintenant on sait où on est perdues. »

Elle regarda les alentours. Elles avaient franchi la partie la plus difficile des montagnes, mais il restait encore de hauts sommets et des prairies en altitude qui s’étendaient jusqu’à la limite des neiges éternelles. Quelque part au loin tintèrent des clarines de chèvres.

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13

Bien entendu, nombre de nains, de trolls, d’indigènes, de trappeurs, de chasseurs ou tout simplement de voyageurs archiperdus l’avaient découverte à peu près quotidiennement pendant des millénaires. Mais, n’étant pas des explorateurs, ils ne comptaient pas.