Magrat déplia une carte. La carte était froissée, humide, et le crayon avait coulé. Puis elle désigna une tache d’un doigt circonspect.
« Je crois qu’on est là, dit-elle.
— Ma parole, fit Nounou Ogg dont les notions en principes cartographiques étaient encore plus incertaines que celles de Mémé. C’est incroyable d’arriver à tout caser sur ce petit bout de papier.
— Je crois que ce serait une bonne idée pour l’instant de suivre la rivière, reprit Magrat. Sans aller dessus, ajouta-t-elle aussitôt.
— J’imagine que t’as pas trouvé mon sac ? lança Mémé Ciredutemps. J’avais des objets personnels dedans.
— L’a dû couler comme une pierre », fit Nounou Ogg.
Mémé Ciredutemps se leva comme un général qui vient d’apprendre que son armée a fini deuxième. « Allez, dit-elle. On a droit à quoi, après ça ? »
Après ça, elles eurent droit à une forêt – sombre et férocement conifère. Les sorcières la survolèrent en silence. De temps en temps apparaissaient des chaumières isolées à demi dissimulées parmi les arbres. Ici et là un flanc de montagne à pic surplombait, menaçant, la sylve obscure, noyé dans la brume même en plein après-midi. Une ou deux fois elles passèrent au-dessus de châteaux, si on peut appeler ça des châteaux ; ils avaient moins l’air bâtis qu’expulsés du paysage.
C’était le genre de décor qui évoquait un certain type d’histoires mettant en scène des loups, de l’ail et des femmes terrorisées. Des histoires de ténèbres et de soif, des histoires de battements d’ailes sur fond de lune…
« Der fleurdumal, marmonna Nounou.
— C’est quoi ? demanda Magrat.
— Un mot étranger pour chauve-souris.
— J’ai toujours aimé les chauves-souris. En général. »
Les sorcières s’aperçurent que, sans s’être consultées, elles volaient en formation plus serrée.
« J’commence à avoir faim, dit Mémé Ciredutemps. Et qu’on me parle pas de citrouille.
— Y a du pain de nain, proposa Nounou.
— Y a toujours du pain de nain. J’ai envie de quelque chose cuit dans l’année, mais merci quand même. »
Elles dépassèrent un autre château qui occupait tout le sommet d’un rocher à pic.
« Ce qu’il nous faut, c’est une bonne petite ville, un machin comme ça, dit Magrat.
— Mais celle-là, en dessous, fera bien l’affaire », répliqua Mémé.
Elles baissèrent les yeux sur la localité. C’était moins une ville qu’un amas de maisons blotties contre les arbres. Elle avait l’air aussi chaleureuse qu’un âtre vide, mais les ombres des montagnes s’étendaient déjà très vite sur la forêt et la configuration du paysage déconseillait implicitement le vol de nuit.
« J’vois pas beaucoup de monde, dit Mémé.
— Peut-être qu’ils se couchent tôt dans le pays, fit Nounou Ogg.
— Le soleil se couche à peine, nota Magrat. On devrait peut-être monter à ce château ? »
Elles regardèrent le château.
« No-o-on, fit lentement Nounou au nom du trio. On sait se tenir à notre place. »
Elles préférèrent donc se poser sur ce qui devait être l’esplanade du bourg. Un chien aboya quelque part derrière les bâtiments. Un volet se ferma en claquant.
« Très accueillant », fit Mémé. Elle s’approcha d’une grande bâtisse qui arborait au-dessus de la porte une enseigne illisible sous la crasse. Elle frappa deux coups sourds au battant.
« Ouvrez ! ordonna-t-elle.
— Non, non, c’est pas comme ça qu’il faut s’annoncer », intervint Magrat. Elle se fraya un passage à coups d’épaule et tapa doucement à la porte. « Excusez-moi ! Voyageurs authentiques !
— Voyageurs quoi ?
— C’est ce qu’il faut dire, la renseigna Magrat. Toute auberge est obligée d’ouvrir aux voyageurs authentiques et de leur porter secours.
— Ah bon ? fit Nounou d’un air intéressé. Une bonne chose à savoir, je trouve. »
La porte restait close.
« Laisse-moi essayer, dit Nounou. J’connais un peu de jargon étranger. »
Elle martela le battant.
« You ouvrir, ali-baba, fissa, et dare-dare », débita-t-elle.
Mémé Ciredutemps écoutait attentivement.
« C’est ça, parler étranger, hein ?
— Shane, mon petit-fils, est marin, dit Nounou Ogg. C’est pas croyable, les mots qu’il apprend dans les pays étrangers.
— Sûrement, fit Mémé. Et j’espère qu’ils sont plus efficaces pour lui. »
Elle cogna encore à la porte. Laquelle s’ouvrit cette fois, très lentement. Une figure pâle pointa son nez.
« Excusez-moi… » commença Magrat.
Mémé força sur la porte. Le propriétaire de la figure s’appuyait contre le battant ; les trois sorcières entendirent ses chaussures racler le plancher lorsqu’il fut doucement repoussé en arrière.
« Que la paix soit sur cette maison », lança négligemment Mémé. C’était toujours une bonne entrée en matière pour une sorcière. Les gens imaginaient alors les autres éventualités auxquelles ils échappaient et se rappelaient d’un coup les gâteaux du jour, le pain frais ou les ballots de vieux vêtements encore mettables qui auraient pu momentanément leur sortir de la tête.
On avait l’impression qu’une de ces autres éventualités avait déjà frappé les lieux.
C’était une auberge, si l’on peut dire. Les trois sorcières n’avaient jamais vu ambiance aussi morne de toute leur vie. Il y avait pourtant du monde. Une bonne vingtaine de figures pâles posèrent sur elles des regards solennels depuis des bancs le long des murs.
Nounou Ogg renifla.
« Bon d’là, fit-elle. Que d’aulx ! » Effectivement, des têtes d’ail pendaient à foison de toutes les poutres. « On met jamais trop d’ail, moi j’dis toujours. Je vais m’plaire ici, j’vois ça. »
Elle hocha la tête à l’intention d’un homme au visage blême derrière le comptoir.
« Bonne à journée, maille goûte sœur ! Drei bières porc faveur wiz nous, bidet jaune.
— Qu’est-ce qu’un bidet jaune vient faire là-dedans ? demanda Mémé.
— C’est de l’étranger pour “s’il vous plaît ”, répondit Nounou.
— J’suis prête à parier que non, fit Mémé. T’invente au fur et à mesure. »
L’aubergiste, qui partait du principe tout bête que les visiteurs qui passaient la porte venaient pour boire, leur tira trois bières.
« Tu vois ? fit une Nounou triomphante.
— J’aime pas la façon qu’ils ont tous de nous regarder, dit Magrat tandis que Nounou continuait de bredouiller son espéranto maison à l’aubergiste embarrassé. Y a un homme là-bas qui m’a fait un grand sourire. »
Mémé Ciredutemps s’assit sur un banc, en prenant bien garde de mettre le moins possible de sa personne en contact avec le bois, au cas où l’état d’étranger serait une maladie transmissible.
« Là, fit Nounou en s’amenant d’un air important avec un plateau, facile comme tout. Je l’ai engueulé jusqu’à ce qu’il comprenne.
— Ç’a m’a l’air horrible, dit Mémé.
— Saucisson à l’ail et pain aillé. Ce que j’préfère.
— Vous auriez dû prendre quelques légumes frais, reprocha Magrat la diététicienne.
— C’est ce que j’ai fait. Y a de l’ail, répondit joyeusement Nounou en taillant une généreuse tranche de saucisson à faire monter les larmes aux yeux. Et j’crois bien avoir vu ce qui ressemblait à des oignons au vinaigre sur une des étagères.
— Oui ? Alors va nous falloir au moins deux chambres pour cette nuit, dit Mémé d’un air sombre.