Surtout maintenant qu’il avait un petit copain avec qui jouer.
Genua était une ville de conte de fées. La population souriait et respirait la joie toute la sainte journée. En particulier si elle tenait à respirer tout court une autre sainte journée.
Lilith veillait au grain. Évidemment, les habitants s’étaient sans doute crus heureux avant qu’elle se charge de mettre le grand-duc à la place du vieux baron, mais il s’agissait d’un bonheur aléatoire, brouillon, raison pour laquelle il lui avait été si facile d’intervenir.
Ce n’était pas une vie, tout de même. Elle ne suivait aucun scénario.
Un jour, ils la remercieraient.
Bien entendu, il y avait toujours quelques cas difficiles. Parfois, les gens ne savent pas se conduire. On se décarcasse pour eux, on gouverne leur ville au mieux de leurs intérêts, on s’assure que leur vie vaut la peine d’être vécue, qu’ils nagent dans le bonheur à chaque heure du jour, et puis, sans aucune raison, ils se retournent contre leur bienfaiteur.
Des gardes bordaient la salle d’audience. Et il y avait effectivement une audience, nombreuse même. En théorie, bien sûr, c’était le dirigeant qui donnait l’audience, mais Lilith aimait voir le peuple y assister. Un sou d’exemple valait une piastre de punition.
Les délits étaient rares à Genua ces temps-ci. Du moins ce qu’on qualifiait de délits ailleurs. Des affaires banales comme les vols se réglaient rapidement et n’entraînaient guère de poursuites judiciaires. Beaucoup plus importants, aux yeux de Lilith, étaient les crimes contre le cours de la narration. Les gens n’avaient pas l’air de savoir jouer leur rôle.
Lilith tendait un miroir à la vie et coupait tous les bouts qui dépassaient…
Le grand-duc se prélassait mollement sur son trône, une jambe pendouillant par-dessus le bras du fauteuil. Les sièges, ça n’était pas son fort.
« Et il a fait quoi, celui-là ? » demanda-t-il avant de bâiller. En tout cas, il s’y entendait pour ouvrir largement la bouche.
Un petit vieux se recroquevilla entre deux gardes.
On trouvait toujours des volontaires pour la garde, même dans des villes comme Genua. Par ailleurs, ils recevaient un uniforme vraiment élégant : pantalon bleu, veste rouge et grand chapeau noir orné d’une cocarde.
« Mais je… j’arrive pas à siffler, chevrota le petit vieux. Je… j’connaissais pas que c’était obligatoire…
— Mais vous êtes fabricant de jouets, dit le grand-duc. Les fabricants de jouets sifflent et chantent à longueur de temps. » Il jeta un coup d’œil à Lilith. Elle approuva du chef.
« J’connais pas de… ch-chansons, fit l’homme. On m’a jamais appris de ch-chansons. Seulement à manufacturer des jouets. J’ai suivi un apprentissage pour ça. Sept années à manier le p’tit marteau, toute ma jeunesse…
— Je vois ici, poursuivit le grand-duc dans une imitation honorable d’un juge lisant l’acte d’accusation devant lui, que vous ne racontez pas d’histoires aux enfants.
— On m’a jamais dit d’conter des his… des histoires. Ecoutez, moi j’manufacture des jouets, c’est tout. Des jouets. J’connais arien faire d’autre. Des jouets. J’en manufacture des b-bons. J’suis qu’un manu-manufactureur de jouets, moi.
— Vous ne pouvez pas être un bon fabricant de jouets si vous ne racontez pas d’histoires aux enfants », intervint Lilith en se penchant en avant.
L’artisan leva les yeux vers le visage voilé.
« J’en connais pas, dit-il.
— Vous n’en connaissez aucune ?
— J’pourrais leur con-conter comment on manufacture des jouets », tremblota le petit vieux.
Lilith reprit sa position sur son siège. Il était impossible de distinguer son expression sous le voile.
« Ce serait, je crois, une bonne idée que les gardes du peuple ici présents vous conduisent là où vous apprendrez sûrement à chanter, dit-elle. Au bout de quelque temps, vous arriverez même à siffler, je le sens. Ce serait merveilleux, non ? »
Le vieux baron entretenait des cachots épouvantables. Lilith les avait fait repeindre et remeubler. Avec des tas de miroirs.
Une fois l’audience levée, une des spectatrices présentes s’éclipsa par les cuisines du palais. Les gardes de la porte latérale ne firent rien pour l’empêcher de passer. Cette personne occupait une place très importante dans le champ réduit de leurs existences.
« Bonjour, madame Aimable. »
Elle s’arrêta, plongea la main dans son panier et sortit deux cuisses de poulet rôti.
« J’essaye une nouvelle qualité d’glaçage à la cacahuète, dit-elle. J’aimerais avoir votre opinion à vous autres, les gars. »
Ils acceptèrent les cuisses avec reconnaissance. Tout le monde aimait voir madame Aimable. Elle obtenait des résultats époustouflants à partir d’un poulet, tels que le volatile devait être heureux qu’on l’ait tué.
« Asteure je m’en sors quérir des herbes », dit-elle.
Ils la regardèrent s’éloigner comme une grosse flèche décidée en direction de la place du marché au bord du fleuve. Puis ils mangèrent leurs cuisses de poulet.
Madame Aimable passa d’un air affairé parmi les étals du marché ; elle prenait grand soin d’avoir l’air affairé. Même à Genua, il y avait toujours quelqu’un prêt à raconter une histoire. Surtout à Genua. Elle était cuisinière, alors elle s’affairait. Elle veillait aussi à rester grosse et d’une humeur joyeuse, une humeur par bonheur déjà naturelle chez elle. Elle veillait à garder les bras enfarinés en toute occasion. Si elle flairait le moindre soupçon à son endroit, elle lâchait un « cré bon d’là ! » ou autre exclamation dans le genre. Jusqu’à présent, ça lui avait apparemment réussi.
Elle chercha l’enseigne. Et la trouva. Sur le piquet de toit d’un étal par ailleurs rempli de cages de poules, corbleus, grues de Chantier et autres volatiles, se tenait perché un jeune coq noir. Le docteur vaudou était là.
Au moment où elle posait l’œil sur lui, le coq tourna la tête vers la cuisinière.
Un peu à l’écart du reste des étals se dressait une petite tente, semblable à beaucoup d’autres du marché. Un chaudron bouillonnait devant sur un feu de charbon de bois. Des bols attendaient à côté, ainsi qu’une louche et une assiette remplie de pièces. Des pièces assez nombreuses ; on payait la préparation de madame Gogol le prix qu’on voulait, et l’assiette était à peine assez grande.
Le liquide épais contenu dans le chaudron était d’un marron peu appétissant. Madame Aimable se servit une bolée et attendit. Madame Gogol avait certains talents.
Au bout d’un moment, une voix demanda depuis la tente : « Qui ça d’neuf, man Aimable ?
— L’a bouclé le manufacturer de jouets, répondit la cuisinière dans le vide. Et hier c’était l’vieux Devereaux, l’aubergiste, par rapport qu’il était pas gros et qu’il avait pas une bonne figure rougeaude. Ça fait quatre ce mois-ci.
— Entré donc, man Aimable. »
Il faisait sombre et chaud sous la tente. Un autre feu y brûlait, sur lequel cuisait une autre marmite. Madame Gogol, penchée dessus, touillait. Elle fit signe à la cuisinière de prendre un soufflet.
« Attisé donc un tibrin ces charbons et on allé voir ça qu’on allé voir », dit-elle.
Madame Aimable obéit. Elle ne se servait pas personnellement de magie, sauf en cas de besoin, pour réussir un roux ou faire lever un pain, mais elle respectait sa pratique chez les autres. Surtout les autres du genre de madame Gogol.
Les charbons de bois flamboyèrent, chauffés à blanc. Le liquide épais dans la marmite se mit à bouillonner. Madame Gogol fouilla la vapeur des yeux.