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« Qu’esse-vous faites, madame Gogol ? demanda la cuisinière avec inquiétude.

— Moin essayé voir ça qui va rivé », répondit la femme vaudou. Sa voix tomba dans le grondement rocailleux typique des devins.

Madame Aimable loucha dans la masse agitée.

« Quèqu’un va manger des chevrettes ? fit-elle obligeamment.

— Voyez ce bout d’okra ? fit madame Gogol. Voyez les pattes di crabe qui viré monté, là ?

— C’est pas vot’habitude d’picaillonner sus l’crabe, dit madame Aimable.

— Voyez gros bulles côté les feilles d’okra ? Voyez qui mannyè ça tounwayé alantou l’onion rouge ?

— J’vois ça ! J’vois ça ! fit madame Aimable.

— Et vous sav qui ça védi ?

— Ça veut dire que ça sera joliment bon !

— Assirément, fit madame Gogol d’un ton affable. Et ça védi des gens s’en vini.

— Ouh-là ! Combien ? »

Madame Gogol plongea une cuiller dans la masse effervescente et goûta.

« Trois », répondit-elle. Elle se lécha les babines d’un air songeur. « Trois femmes. »

Elle plongea la cuiller une deuxième fois.

« Tené, goûté, fit-elle. Epi aussi un chat. C’é visible au sassafras. » Elle se lécha encore les lèvres. « Gris. Borgne. » Elle explora de la langue une dent creuse. « Li resté pli qui… zyé gauche. »

Madame Aimable ouvrit la bouche toute grande.

« Vini touvé vous d’abo, avant moi, dit madame Gogol. Vous allé les mené ici. »

Madame Aimable regarda le sourire sinistre de la femme vaudou puis à nouveau la mixture dans la marmite.

« Font tout ce chemin pour goûter vot’cuisine ? demanda-t-elle.

— Videmment. » Madame Gogol se rassit. « Vous allé voir tifille dans maison blanc ? »

Madame Aimable hocha la tête. « La ’tite Braise, répondit-elle. Ouais. Chaque fois que j’peux. Quand les Sœurs s’en vont au palais. Elles lui ont fait peur affreux, madame Gogol. »

Elle baissa une nouvelle fois les yeux sur la marmite puis les releva sur sa vis-à-vis.

« Vous voyez vraiment… ?

— Assirément z’avé quèchose qui tjuit sur le feu ? fit madame Gogol.

— Ouais. Ouais. » Madame Aimable sortit à reculons mais à regret. Puis elle s’arrêta. Quand elle se plantait quelque part on avait du mal à la déplacer contre sa volonté.

« Cette Lilith, elle clame qu’elle arrive à voir l’monde entier dedans des miroirs », dit-elle d’un ton vaguement accusateur.

Madame Gogol secoua la tête.

« Tout ça on voit dans les mirois c’é soi-menm, dit-elle. Mais dans un bon gombo on touvé tout. »

Madame Aimable opina. C’était bien connu. Elle n’allait pas contester.

Madame Gogol secoua tristement la tête une fois la cuisinière partie. Une femme vaudou en était réduite à user de toutes sortes de stratagèmes pour avoir l’air au courant, mais elle se sentait légèrement honteuse de laisser une femme honnête croire qu’elle lisait l’avenir dans une marmite de gombo. Car tout ce qu’on lisait dans une marmite de gombo de madame Gogol, c’était que l’avenir promettait à coup sûr un fameux repas.

En réalité, elle l’avait lu dans un bol de jambalaya qu’elle avait préparé plus tôt.

Magrat était allongée, la baguette sous son oreiller. Elle ballottait doucement entre le sommeil et l’éveil.

C’était elle, assurément, la mieux indiquée pour hériter de la baguette. Pas de doute là-dessus. Parfois – et elle osait à peine laisser pareille pensée grandir quand elle se trouvait sous le même toit que Mémé Ciredutemps – elle se posait des questions sur les obligations de ses aînées envers la sorcellerie. La plupart du temps, elles n’avaient même pas l’air de s’en soucier.

Tenez, la médecine, par exemple. Magrat savait qu’elle s’y connaissait bien mieux qu’elles en herbes. Elle avait hérité de Bobonne Plurniche, l’ancienne occupante de la chaumière, plusieurs gros livres sur le sujet et avait elle-même consigné quelques notes timides. Elle pouvait donner des détails tellement intéressants aux gens sur les divers emplois du mors du diable qu’ils fileraient à toutes jambes, sans doute pour trouver quelqu’un d’autre à qui le répéter. Elle connaissait la distillation fractionnée, la double distillation, et d’autres choses qui imposaient de rester debout toute la nuit à surveiller la couleur de la flamme sous la cornue. Elle potassait dur, elle.

Tandis que Nounou avait tendance à coller un cataplasme chaud sur tout ce qui se présentait et à conseiller au patient un grand verre de sa boisson favorite, partant du principe que, malade pour malade, autant en tirer un peu de plaisir. (Magrat interdisait l’alcool à cause de ses conséquences sur le foie ; à ceux qui ignoraient lesdites conséquences, elle passait un moment à les expliquer.)

Quant à Mémé… elle donnait aux malades une bouteille d’eau colorée et leur affirmait qu’ils se sentaient beaucoup mieux.

Et le plus embêtant, c’est qu’ils se sentaient souvent mieux.

Où était la sorcellerie là-dedans ?

Mais une baguette, ça changeait bien des choses. On pouvait beaucoup aider les gens avec une baguette. La magie était là pour améliorer l’existence. Magrat le savait au fond du boudoir rose palpitant de son cœur.

Elle refit une autre plongée dans le sommeil.

Un rêve étrange lui vint. De ceux qu’on ne raconte jamais à personne après coup parce que… enfin, ça ne se fait pas. Pas des rêves pareils.

Mais elle crut qu’elle se levait en pleine nuit, réveillée par le silence, pour aller prendre l’air. Et au moment où elle passait devant le miroir, elle y voyait un mouvement.

Ce n’était pas son visage. Il ressemblait beaucoup à Mémé Ciredutemps. Il lui adressa un sourire – un sourire autrement plus joli et aimable que tous ceux dont Mémé l’avait jamais gratifiée, se souvint Magrat – puis il disparut tandis que la surface argentée opaque se refermait sur lui.

Elle regagna son lit en vitesse et se réveilla au son d’une fanfare qui s’adonnait à des flonflons impitoyables. Des gens criaient et riaient.

Magrat s’habilla rapidement, sortit dans le couloir et frappa chez ses aînées. Pas de réponse. Elle actionna la poignée.

Après l’avoir secouée deux fois, elle entendit un choc sourd lorsque tomba la chaise coincée sous la poignée de l’autre côté du battant, la meilleure dissuasion contre les ravisseurs, cambrioleurs et autres intrus nocturnes.

Les bottines de Mémé Ciredutemps dépassaient de sous les couvertures à un bout du lit. À côté des pieds nus de Nounou Ogg qui n’arrêtait pas de tourner et virer pendant la nuit. Des ronflements légers agitaient le broc dans la cuvette ; il ne s’agissait pas des rugissements à pleines narines de qui pique un petit roupillon vite fait, mais des grognements mesurés du dormeur qui entend faire durer le plaisir.

Magrat donna de petits coups sur la semelle de la bottine de Mémé. « Hé, réveillez-vous ! Il se passe quelque chose. »

Le réveil de Mémé Ciredutemps était un spectacle impressionnant auquel peu de gens avaient l’occasion d’assister.

La plupart du temps, au sortir du sommeil, avant le retour de la pleine conscience, on procède à une brève vérification affolée : qui suis-je, où suis-je, qui c’est celui-là/celle-là, bon Dieu, pourquoi est-ce que je fais un câlin au casque d’un policier, qu’est-ce qui s’est passé hier soir ?

Ceci parce que le doute hante l’être humain. C’est le moteur qui le propulse au long de sa vie. L’élastique dans l’avion modèle réduit de son esprit, un élastique qu’il passe son temps à remonter tel un ressort jusqu’à ce qu’il forme des nœuds. Le petit matin, c’est le pire moment : celui de la panique, des fois que l’esprit se serait envolé au cours de la nuit et qu’autre chose aurait emménagé à sa place. Ce genre de désagrément n’arrivait jamais à Mémé Ciredutemps. Elle passait instantanément du sommeil profond à l’activité à plein régime. Elle n’avait jamais besoin de se retrouver parce qu’elle savait toujours qui menait les recherches.