Voici, vu de l’espace, le Disque-monde dont les formations nuageuses tourbillonnent en longues arabesques.
Trois points émergèrent de la couche laiteuse.
« J’comprends pourquoi ça marche pas fort, les voyages. Moi, je trouve ça barbant. Que des forêts pendant des heures.
— Oui, mais par air on va plus vite d’un point à un autre, Mémé.
— Ça fait combien de temps qu’on vole, d’ailleurs ?
— À peu près dix minutes depuis la dernière fois que tu l’as demandé, Esmé.
— Tiens, tu vois. Barbant, j’te dis.
— Moi, ce que j’aime pas, c’est rester à califourchon sur les balais. À mon avis, on devrait inventer un balai spécial pour les longues distances, non ? On pourrait s’allonger et piquer un petit roupillon. »
Toutes trois réfléchirent à la question.
« Et prendre ses repas en vol, ajouta Nounou. De vrais repas, j’entends. Des plats en sauce. Pas que des sandwichs, des machins comme ça. » Un essai de cuisine aérienne sur un petit réchaud à huile avait vite tourné court lorsqu’il avait menacé de mettre le feu au balai de Nounou.
« J’imagine que ce serait faisable avec un très grand balai, dit Magrat. Gros comme un arbre, peut-être. L’une de nous pourrait piloter et une autre faire la cuisine.
— On verra jamais ça, objecta Nounou Ogg. Pour la bonne raison que les nains demanderaient une fortune pour un balai de cette taille.
— Oui, mais ce qu’on pourrait imaginer, poursuivit une Magrat entraînée par son sujet, c’est de faire payer les gens pour qu’on les transporte. Doit y avoir des tas de voyageurs qui en ont assez des voleurs de grand chemin ou… ou du mal de mer, des choses comme ça.
— T’en penses quoi, Esmé ? demanda Nounou Ogg. Moi je piloterais, et Magrat ferait la cuisine.
— Et moi, je ferais quoi, alors ? répliqua Mémé d’un ton soupçonneux.
— Oh… ben… il faudrait quelqu’un pour… vous voyez… accueillir les gens à bord du balai et leur distribuer les repas, répondit Magrat. Et leur expliquer ce qu’il faut faire si la magie tombe en panne, par exemple.
— Si la magie tombe en panne, tout le monde s’écrase par terre et meurt, fit observer Mémé.
— Oui, mais faut quelqu’un pour leur expliquer comment s’y prendre, dit Nounou Ogg en lançant un clin d’œil à Magrat. Ils peuvent pas savoir, vu qu’ils ont jamais volé. Et on pourrait s’appeler… » Elle marqua un temps. Comme toujours sur le Disque-monde, lequel se trouve à l’extrême limite de l’irréalité, de petites parcelles de réel se faufilent dès qu’un esprit entre dans la bonne résonance. C’est ce qui se produisait.
«… Sorci-Air Service, termina-t-elle. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Balais aériens, fit Magrat. Ou Pan… oramique Air…
— Pas la peine de mettre la religion dans le coup », renifla Mémé.
Nounou Ogg regarda tour à tour Magrat et Mémé d’un air espiègle. « On pourrait peut-être appeler ça Virginal… » commença-t-elle.
Une saute de vent bouscula les trois balais et les souleva en tournoyant. Suivit un bref moment de panique tandis que les sorcières reprenaient leurs engins en main.
« Des tas de conneries, marmonna Mémé.
— Ben quoi, ça fait passer le temps », dit Nounou Ogg.
Mémé contempla d’un œil morose la verdure en contrebas.
« On trouverait jamais personne pour ça, fit-elle. Des tas d’âneries. »
Cher Jason and familly,
Au verseau de l’autre côté, tu trouveras ci-joint le dessin d’un endroit où un roi est mort et enterré, je me demande bien pourquoi. C’est dans un village où on s’est arrêtées hier soire. On a mangé des machins durs à mâcher qu’on aurait jamais crus des escargots cuits, pas mauvais du tout. Esmé en a repris trois foies avant d’apprendre ce que c’était et elle a passé un savon au cuisinier. Magrat a été malade toute la nuit rien que d’y panser et elle a eu la darrière. Bien à vous, votre MAMAN chérie. P.-S. Les cabinets par ici sont DEGOUTTANTS, ils sont à LINTERIEUR, bravo pour l’HIGEINE.
Plusieurs jours passèrent.
Dans une petite auberge paisible d’un pays minuscule, Mémé Ciredutemps examinait d’un œil extrêmement méfiant le plat posé sur la table devant elle. Le patron rôdait autour avec l’expression affolée de qui sait, d’emblée, qu’il ne sortira pas vainqueur de la partie.
« De la bonne cuisine familiale toute simple, fit la sorcière. C’est tout ce que j’demande. Vous me connaissez. J’suis pas du genre exigeant. On dira pas le contraire. Je veux un plat tout bête, voilà. Pas de graisse ni de machins dans ce goût-là. Ça fait un drôle d’effet de trouver quelque chose dans sa laitue et de s’entendre dire que c’est ce qu’on a commandé. »
Nounou Ogg se coinça sa serviette dans l’encolure de la robe sans répliquer.
« C’est pareil là où on a mangé hier soir, poursuivit Mémé. On aurait pu croire qu’avec des sandwichs on risquait rien, pas vrai ? Enfin quoi… des sandwichs ? Y a pas plus simple au monde. On voit pas comment même des étrangers pourraient rater des sandwichs. Hah !
— Ils appellent pas ça des sandwichs, Mémé, intervint Magrat dont les yeux s’attardaient sur la poêle à frire du patron. Ils appelaient ça… Je crois qu’ils appelaient ça “orgasmabord”.
— Z’étaient bons, fit Nounou Ogg. Moi, j’ai un faible pour le hareng mariné.
— Ils devaient nous prendre pour des gourdes, on a bien vu qu’ils avaient pas mis la tranche du dessus, triompha Mémé. Enfin, j’leur ai dit ce que j’en pensais ! Le prochain coup, ils y regarderont à deux fois avant de dépouiller les gens d’une tranche de pain qui leur revient de droit !
— Ça, sûrement, fit Magrat d’un air sinistre.
— Et j’supporte pas cette manie de donner des noms bizarres aux plats : on finit par plus savoir ce qu’on mange, renchérit Mémé, résolue à passer en revue tous les travers de la cuisine internationale. Moi, j’aime quand le nom annonce la couleur, comme… ben… pet-de-nonne ou… ou…
— Bouille-à-baise », ajouta Nounou distraitement. Elle surveillait l’évolution des crêpes, l’eau à la bouche.
« Exactement. Des plats bien honnêtes. Tiens, ce qu’on nous a servi à midi. J’dis pas que c’était mauvais, fit Mémé, magnanime. Pour d’la cuisine étrangère, évidemment. Mais ils appelaient ça des délices de quenouille, ça veut dire quoi, ça ?
— Des cuisses de grenouilles », rectifia étourdiment Nounou.
Dans le silence qui suivit on entendit Mémé avaler une grande goulée d’air tandis que Magrat verdissait légèrement. Nounou Ogg réfléchit alors plus vite qu’elle ne l’avait fait depuis longtemps.
« C’est pas des vraies grenouilles, s’empressa-t-elle d’ajouter. Comme quand on parle de crapaud-dîne, c’est juste un poulet rôti aplati. Un pseudo-mime rigolo.
— Moi, j’trouve pas ça rigolo », répliqua Mémé. Elle se tourna pour jeter un regard mauvais aux crêpes.
« Au moins, ils risquent pas de saboter une bonne crêpe, dit-elle. Comment ils appellent ça par ici ?
— Crêpe sanisette, je crois », répondit Nounou.
Mémé s’abstint de tout commentaire. Mais elle observa d’un œil à la fois sinistre et satisfait le patron qui terminait sa préparation et lui adressait un sourire d’espoir.