« Oups », fit Mémé.
Magrat observait le salon par la fenêtre. « Qu’est-ce qu’elle fait maintenant ? souffla Nounou Ogg.
— Elle sourit encore », répondit Magrat.
Nounou Ogg secoua la tête. « Négo », dit-elle.
Mémé Ciredutemps jouait d’une manière qui met les joueurs professionnels dans une rage folle dans tout le multivers.
Elle tenait ses cartes bien serrées au creux des mains à deux doigts de sa figure et n’en laissait dépasser qu’un petit bout de chaque. Elle les fixait d’un regard noir comme pour les défier de la décevoir. Et elle ne les quittait jamais des yeux, semblait-il, sauf pour suivre la donne. Elle prenait aussi beaucoup trop son temps. Mais jamais aucun risque.
Au bout de vingt-cinq minutes elle avait perdu une piastre et monsieur Lefranc transpirait. À trois reprises déjà Mémé lui avait obligeamment fait remarquer qu’il distribuait par mégarde des cartes du dessous du paquet, et elle avait demandé un autre jeu « parce que, regardez, celui-là il a plein de petites marques au dos ».
C’étaient ses yeux, voilà. Deux fois il s’était couché avec un brelan d’oignon parfaitement valable pour s’apercevoir qu’elle n’avait en main qu’un double pain minable. Puis, la troisième fois, croyant avoir compris sa tactique, il avait demandé à voir et jeté une bonne quinte droit dans la gueule d’un pentacle d’oignon que la vieille peau devait patiemment se constituer depuis une éternité. Ensuite… – ses phalanges blanchirent – ensuite l’horrible, l’abominable harpie s’était exclamée : « J’ai gagné ? Avec toutes ces petites cartes ? Ben mince… j’ai une de ces veines ! »
Elle s’était alors mise à fredonner en regardant son jeu. Normalement, les trois compères auraient dû apprécier ce genre de détail. Les tapoteurs de dents, les hausseurs de sourcils, les frotteurs d’oreilles, c’était comme la chaussette pleine d’argent sous le matelas pour qui savait déchiffrer leurs manies. Mais l’effroyable vieille bique était aussi transparente qu’un boulet de charbon. Et le fredonnement était… insistant. On se surprenait à vouloir suivre l’air. Il donnait des picotements dans les dents. Puis on la regardait d’un œil morne étaler une minable quinte intermittente devant la paire d’oignon encore plus minable qu’on lui opposait tandis qu’elle s’étonnait : « Quoi ? Encore moi ? »
Monsieur Lefranc tâchait à toute force de se rappeler comment on jouait sans dispositif de manche, sans miroir complaisant ni jeu marqué. Contre un fredonnement qui tenait du crissement d’ongle sur un tableau noir.
En plus de ça, la terrible vieille ne savait même pas bien jouer.
Au bout d’une heure elle avait gagné quatre piastres et, lorsqu’elle lança « J’ai vraiment de la chance ! », monsieur Lefranc se mordit violemment la langue.
Puis il hérita d’un grand oignon d’entrée. Il n’existait aucun moyen réaliste de surpasser un grand oignon. C’était une combinaison qu’on n’avait en main qu’une ou deux fois dans toute une vie.
Elle se coucha ! La vieille salope se coucha ! Elle lâcha une seule maudite piastre et elle se coucha !
Magrat jeta un autre coup d’œil par la fenêtre.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Nounou.
— Ils ont tous l’air très en colère. »
Nounou ôta son chapeau et retira sa pipe de sa bouche. Elle l’alluma et balança l’allumette par-dessus bord.
« Ah. Elle va fredonner, tu peux en être sûre. C’est très irritant quand elle fredonne, Esmé. » Nounou avait l’air satisfaite. « Est-ce qu’elle a déjà commencé à se déboucher l’oreille ?
— J’crois pas.
— Personne se débouche l’oreille comme Esmé. »
Elle se débouchait l’oreille !
C’était fait avec distinction, et cette idiote de vieille roulure ne s’en rendait sans doute même pas compte. Elle n’arrêtait pas de se fourrer le petit doigt dans l’oreille et de l’agiter. Le bruit rappelait le procédé d’une queue de billard qu’on enduit de craie.
C’était une activité de substitution, voilà. Ils finissaient tous par flancher…
Elle se coucha encore ! Et il lui avait fallu cinq putain de minutes de merde pour réunir un putain de double oignon !
« Je me souviens, dit Nounou Ogg, quand elle est venue à la maison fêter le couronnement du roi Vérence et qu’on a joué à “je poursuis le voisin dans la ruelle” avec les petits pour des demi-sous. Elle a accusé le cadet de Jason d’avoir triché et a boudé pendant une semaine.
— Il avait triché ?
— J’espère bien, répondit fièrement Nounou. L’ennui avec Esmé, c’est qu’elle sait pas perdre. Elle manque de pratique.
— Lobsang Planteur dit qu’il faut des fois perdre pour gagner, dit Magrat.
— Moi, j’trouve ça idiot, fit Nounou. C’est du bouddhisme yen, c’est ça ?
— Non. Les bouddhistes yen, c’est ceux qui disent qu’il faut plein d’argent pour gagner, expliqua Magrat[16]. Dans le Sentier du scorpion, le moyen de gagner, c’est de perdre tous les combats sauf le dernier. On se sert de la force de l’ennemi contre lui-même.
— Quoi ? On le pousse à se taper dessus tout seul, tu veux dire ? fit Nounou. J’trouve ça idiot. »
Magrat lui jeta un regard mauvais.
« Qu’est-ce que vous y connaissez ? répliqua-t-elle d’un ton brusque qui ne lui ressemblait pas.
— Quoi ?
— Ben, j’en ai marre ! Au moins, je fais des efforts pour apprendre des choses, moi ! Je m’amuse pas à persécuter les gens ni à rester tout le temps de mauvaise humeur, moi ! »
Nounou se retira la pipe de la bouche.
« J’suis pas de mauvaise humeur, dit-elle d’une voix douce.
— Je parle pas de vous !
— Ben, Esmé est toujours de mauvaise humeur. C’est sa nature.
— Et elle fait pas vraiment de la vraie magie. À quoi ça avance d’être une sorcière si on ne fait pas de magie ? Pourquoi elle s’en sert pas pour aider les gens ? »
Nounou la dévisagea à travers la fumée de sa pipe. « Parce qu’elle sait qu’elle serait drôlement bonne, j’imagine, dit-elle. En tout cas, ça fait un bail que je la connais. Elle et toute sa famille. Tous les Ciredutemps sont doués pour la magie, même les hommes. Ils ont ça dans le sang. Une espèce de malédiction. Bref… elle croit qu’on aide pas les gens avec de la magie. On les aide pas comme il faut. Elle a raison, d’ailleurs.
— Alors, à quoi bon… ? »
Nounou tapota sa pipe avec une allumette.
« J’crois me souvenir qu’elle est venue t’aider quand y a eu cette petite épidémie dans ton village, dit-elle. Elle a travaillé sans relâche, je m’rappelle. Pour ce que j’en sais, elle a toujours soigné les malades qu’en avaient besoin, même quand ils suintaient de partout, tu vois. Et quand le grand vieux troll qui vit sous la Montagne Brisée est descendu chercher de l’aide parce que sa femme était patraque et que tout le monde lui a jeté des cailloux, c’est Mémé, je m’souviens, qu’est repartie avec lui pour mettre le bébé au monde. Hah… et puis quand le vieux Grillage Hopkins a lancé une pierre à Esmé peu de temps après, il a retrouvé toutes ses granges mystérieusement piétinées comme des crêpes durant la nuit. Elle disait toujours qu’on peut pas aider les gens d’un coup de magie, mais qu’on peut d’un coup de main. Par des moyens normaux, quoi.
— Je dis pas qu’elle a pas un bon fond… commença Magrat.
16
Les bouddhistes yen forment la secte religieuse la plus riche de l’univers. Selon eux, l’accumulation d’argent est un grand mal et un fardeau pour l’esprit. Ils s’infligent donc, au mépris du danger qu’ils encourent personnellement, le devoir pénible d’en amasser le plus possible afin de réduire les risques auxquels s’exposent les âmes innocentes.