— Ha ! Moi si. Faudrait chercher loin pour trouver un fond aussi mauvais que celui d’Esmé, ça, c’est moi qui te l’dis. Elle se connaît parfaitement. Elle est née pour être bonne, et elle aime pas ça. »
Nounou débourra sa pipe à petits coups sur le bastingage et se retourna vers le salon.
« Ce qu’il faut comprendre au sujet d’Esmé, ma fille, dit-elle, c’est qu’elle a une pyscholologie et un gros négo. J’suis vachement contente de pas être comme elle. »
Mémé gagnait de douze piastres. Toute activité avait cessé dans le salon. On entendait au loin le clapotement des aubes et les cris du chef d’équipe.
Mémé gagna cinq piastres de plus avec un brelan d’oignon.
« Comment ça, une pyscholologie ? fit Magrat. Vous lisez des livres ? »
Nounou l’ignora.
« Ce qu’il faut attendre maintenant, dit-elle, c’est le moment où elle va faire “tch, tch, tch” tout bas. C’est ce qui vient après le débouchage d’oreille. D’habitude ça veut dire qu’elle mijote un coup. »
Monsieur Lefranc tambourina des doigts sur la table, s’en aperçut avec horreur et acheta trois nouvelles cartes pour masquer son trouble. La vieille ne s’aperçut apparemment de rien.
Il étudia son nouveau jeu.
Il risqua deux piastres et acheta une carte de plus.
Il étudia encore son jeu.
Quelles sont les chances, songeait-il, d’avoir un grand oignon deux fois le même jour ?
L’important, c’était d’éviter de paniquer.
« Je crois, s’entendit-il dire, que je vais risquer deux autres piastres. »
Il jeta un coup d’œil à ses compagnons. Ils se couchèrent docilement un à un.
« Ben, j’sais pas », fit Mémé, l’air de parler à ses cartes. Elle se déboucha encore l’oreille. « Tch, tch, tch. Comment vous appelez ça, vous savez, quand vous voulez mettre plus d’argent, quoi ?
— Ça s’appelle une relance, répondit monsieur Lefranc dont les phalanges blanchirent.
— Alors, je fais une romance, comme vous dites. Cinq piastres, je crois. »
Les genoux de monsieur Lefranc s’écrasèrent l’un contre l’autre. « Je vois et je relance de dix piastres, répliqua-t-il sèchement.
— Je fais pareil, dit Mémé.
— Je peux monter d’encore vingt piastres.
— Je… » Mémé baissa les yeux, soudain déconfite. « J’ai… j’ai un balai. »
Un tout petit signal d’alarme se mit à sonner quelque part au fond du crâne de monsieur Lefranc, mais il fonçait désormais tête baissée vers la victoire.
« D’accord ! »
Il étala ses cartes sur la table.
La foule soupira.
Il voulut ramasser le pot.
La main de Mémé se referma sur son poignet.
« J’ai pas encore posé mes cartes, moi, dit-elle avec condescendance.
— Pas la peine, fit-il avec brusquerie. Vous n’avez aucune chance de battre ça, madame.
— Je peux si je fais passer votre oignon pour une andouille, c’est pour ça que ça s’appelle monsieur l’oignon l’andouille, non ? »
Il hésita. « Mais… mais… faudrait que vous ayez une séquence parfaite de neuf cartes », marmonna-t-il en la fixant au fond des yeux.
Mémé se renversa en arrière.
« Vous savez, dit-elle tranquillement, j’ai trouvé que j’avais beaucoup de ces petits trucs noirs pointus. C’est bien, non ? »
Elle étala son jeu. La masse des spectateurs lâcha une espèce de petit hoquet en chœur.
Monsieur Lefranc jeta autour de lui un regard affolé.
« Oh, bien joué, madame », complimenta un monsieur d’un certain âge. Une salve d’applaudissements polis monta de l’assistance. Une assistance nombreuse et importune.
« Euh… oui, fit monsieur Lefranc. Oui. Bravo. Vous apprenez vite, dites donc.
— Plus vite que vous. Vous me devez cinquante-cinq piastres et un balai », lui rappela Mémé.
Magrat et Nounou l’attendaient lorsqu’elle sortit en vitesse.
« Tiens, ton balai, cracha-t-elle. Et j’espère que vos affaires sont prêtes, parce qu’on s’en va.
— Pourquoi ? demanda Magrat.
— Dès que le calme sera revenu, des hommes vont venir nous chercher, voilà pourquoi. »
Elles se dépêchèrent de suivre Mémé vers leur petite cabine.
« Vous vous êtes pas servie de magie ? fit Magrat.
— Non.
— Et t’as pas triché ? fit Nounou Ogg.
— Non. J’ai fait d’la têtologie, c’est tout, dit Mémé.
— Où t’as appris à jouer comme ça ? » s’étonna Nounou.
Mémé s’arrêta net. Elles lui rentrèrent dedans.
« Tu t’souviens cet hiver quand la mère Démât a été très malade et que j’y ai tenu compagnie tous les soirs pendant presque un mois ?
— Oui ?
— Quand on passe ses nuits à jouer à monsieur l’oignon l’andouille avec quelqu’un qu’a un décollement de la rétine en plus de son don de double vue, on apprend vite », répondit Mémé.
Cher Jason et les autres,
Ce qu’ils ont beaucoup plus que nous, les pays étrangers, c’est les odeurs. Je commence à m’y connaître. Esmé cri sur tout le monde. Daprès moi elle croit qu’ils sont étrangers rien que pour la contrariée. Je sais pas quand je l’ai vue s’amuser autant pour la dernière foie. Remarque, ils auraient bien besoin qu’on leur secoue les pusses, si tu veux mon avis. À midi, on s’est arrêtées dans une auberge où ils faisaient du steak tard-tard et ils m’ont regardée de haut parce que je voulais le mien bien cuit. Salut à tous, MAMAN.
La lune était plus proche ici.
Son orbite faisait passer la lune du Disque-monde à grande altitude au-dessus des hautes montagnes du Bélier. Ici, plus près du Bord, elle était plus grosse. Et plus orange.
« Une vraie citrouille, dit Nounou Ogg.
— Je croyais qu’on devait plus parler de citrouilles, c’est ce qu’on a dit, fit Magrat.
— Ben, on a pas dîné », dit Nounou.
Il y avait autre chose encore. En dehors du plein été, les sorcières n’avaient pas l’habitude des nuits chaudes. Elles ne trouvaient pas normal de planer sous une grosse lune orange au-dessus d’un feuillage sombre crépitant, bourdonnant et vrombissant d’insectes.
« On est assez loin du fleuve maintenant, dit Magrat. On pourrait pas se poser, Mémé ? Personne a pu nous suivre ! »
Mémé Ciredutemps baissa le regard. Le fleuve dans cette région serpentait en longs méandres luisants, parcourait trente kilomètres pour en couvrir dix. Les terres entre les anneaux aqueux composaient une mosaïque de coteaux et de bois. Elle distingua une lueur au loin : peut-être Genua.
« Toute une nuit sur un balai, j’en ai plein l’dos du manche, moi, fit Nounou.
— Oh, d’accord.
— Il y a une ville là-bas, signala Magrat. Et un château.
— Oh, pas encore un…
— Un joli petit château, insista Magrat. On pourrait pas aller voir ? J’en ai soupé des auberges. »
Mémé scruta une fois de plus le paysage. Elle avait une vision nocturne excellente.
« T’es sûre que c’est un château ? fit-elle.
— Je vois les tourelles et tout, dit Magrat. Évidemment que c’est un château.
— Hmm. J’vois pas que des tourelles, fit Mémé. J’crois qu’on devrait aller jeter un coup d’œil, Gytha. »