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Il n’y avait jamais le moindre bruit dans le château endormi, sauf à la fin de l’été quand les baies mûres tombaient des ronciers pour exploser mollement par terre. Et parfois des oiseaux essayaient de nicher dans les fourrés épais qui occupaient désormais la salle du trône du sol au plafond, mais ils n’allaient jamais bien loin : très vite eux aussi s’endormaient. Ceci mis à part, il fallait une ouïe particulièrement fine pour entendre pousser les scions et s’ouvrir les bourgeons.

Il en était ainsi depuis dix ans. Il n’y avait aucun bruit dans le…

« Ouvrez, là-dedans !

— Des voyageuses autant tiques voudraient agiter l’couvert ! »

… aucun bruit dans le…

« Tiens, fais-moi la courte échelle, Magrat. Voilà. Bon… »

Suivit un bruit de verre cassé.

« Vous avez cassé un carreau ! »

pas un bruit dans le…

« Va falloir offrir de le rembourser, vous savez. »

La porte du château s’ouvrit lentement. Nounou Ogg passa la tête dehors vers ses deux collègues en retirant les épines et les bardanes de ses cheveux.

« C’est vachement dégoûtant là-dedans, dit-elle. Y a des gens qui dorment partout, couverts de toiles d’araignées. T’avais raison, Esmé. Y a d’la magie là-dessous. »

Les sorcières se frayèrent un chemin dans le château envahi. Les tapis disparaissaient sous la poussière et les feuilles. De jeunes sycomores fougueux s’efforçaient de prendre possession de la cour. Des plantes grimpantes tapissaient chaque mur.

Mémé Ciredutemps releva un soldat qui dormait paisiblement. Des nuages de poussière s’échappèrent de ses vêtements.

« Réveille-toi, ordonna-t-elle.

— Fzhtft, fit le soldat qui retomba en arrière.

— C’est partout comme ça, dit Magrat en se taillant un chemin dans un bosquet de fougères qui se répandait depuis les abords de la cuisine. Les cuisiniers ronflent tous, et j’ai trouvé que de la moisissure dans les casseroles. Y a même des souris endormies dans le garde-manger !

— Hmm, fit Mémé. Y a sûrement un rouet derrière tout ça, c’est moi qui vous l’dis.

— Un coup d’Aliss la Noire ? demanda Nounou.

— Ça y ressemble », dit Mémé. Puis elle ajouta tranquillement : « Ou de quelqu’un dans son genre.

— Celle-là, c’était une sorcière qui savait y faire, question contes, dit Nounou. Il lui arrivait de se retrouver dans trois à la fois. »

Même Magrat connaissait le nom d’Aliss la Noire. On la tenait pour la plus grande sorcière de tous les temps, une sorcière pas franchement malfaisante mais tellement puissante qu’il était parfois difficile de voir la différence. Quand il s’agissait de plonger des palais dans le sommeil pour cent ans ou d’amener des princesses à filer de la paille qui se changeait en Nore[17], personne n’égalait Aliss la Noire.

« Je l’ai rencontrée une fois, dit Nounou tandis que le trio gravissait l’escalier d’honneur du château, véritable cascade d’herbes aux gueux. La vieille Deliria Skibbli m’a emmenée chez elle un jour, quand j’étais petite. Évidemment, elle devenait un peu… excentrique, à l’époque. Des maisons en pain d’épices, ce genre de trucs. » Nounou avait de la tristesse dans la voix, comme lorsqu’on parle d’un parent âgé qui se met à porter ses sous-vêtements par-dessus les autres.

« C’était sans doute avant cette histoire des deux gamins qui l’ont enfermée dans son four ? demanda Magrat en démêlant sa manche des ronces.

— Ouais. Désolant, ça. J’veux dire, elle a jamais mangé personne, fit Nounou. Enfin, pas souvent. J’veux dire, il courait des bruits, mais…

— Voilà ce qui arrive, la coupa Mémé. Quand on se prend trop au jeu des contes, on s’y retrouve plus. On sait plus ce qu’est vraiment réel et ce qui l’est pas. Et ils finissent par prendre le dessus. Ils mettent la tête à l’envers. Moi, j’aime pas les contes. Ils sont pas réels. J’ai horreur de ce qu’est pas réel. »

Elle poussa une porte.

« Ah, une chambre, fit-elle d’une voix aigre. On se croirait dans une tonnelle.

— Qu’est-ce que ça pousse vite ! s’étonna Magrat.

— Ça vient du sortilège temporel, dit Mémé. Ah. La voilà. J’savais bien qu’on tomberait sur quelqu’un. »

Une silhouette était allongée sur un lit au milieu d’un massif de rosiers.

« Et voilà le rouet, ajouta Nounou en montrant du doigt une forme à peine visible dans une touffe de lierre.

— Le touche pas ! fit Mémé.

— N’aie crainte, je vais le prendre par la pédale et le balancer par la fenêtre.

— Comment vous savez tout ça ? demanda Magrat.

— Parce que c’est un mythe rural, répondit Nounou. C’est arrivé des tas de fois. »

Mémé Ciredutemps et Magrat baissèrent les yeux sur la silhouette endormie d’une jeune fille de treize ans, à vue de nez, presque argentée sous la poussière et le pollen.

« Ce qu’elle est belle », soupira une Magrat au cœur sensible.

Derrière elle monta le fracas d’un rouet s’écrasant sur de lointains pavés, puis Nounou Ogg apparut en se frottant les mains.

« J’ai vu la même chose arriver des dizaines de fois, dit-elle.

— C’est pas vrai, fit Mémé.

— Une fois, en tout cas, répliqua Nounou, nullement décontenancée. Et j’en ai entendu causer des dizaines d’autres. Comme tout le monde. Un mythe rural, j’ai dit. Tout le monde a entendu parler d’une histoire de ce genre qui s’est produite dans le village du voisin de l’ami d’un cousin…

— C’est parce que ça se produit, justement », dit Mémé.

Elle prit le poignet de la jeune fille.

« Elle dort parce qu’elle a… » commença Nounou.

Mémé se retourna.

« Je sais, je sais. Je sais, vu ? Je l’sais aussi bien que toi. Tu crois que je l’sais pas ? » Elle se pencha sur la main inerte. « C’est bien un coup de marraine fée, ça, ajouta-t-elle à moitié pour elle-même. Toujours du spectaculaire. Toujours à se mêler de tout, à vouloir tout diriger ! Hah ! Une fille a reçu une petite piqûre de poison ? Aussitôt je t’envoie tout le monde dormir pendant un siècle ! La solution de facilité. Tout ça pour une malheureuse piqûre. Comme si c’était la fin du monde. » Elle marqua un temps. Nounou se tenait derrière elle. Impossible de deviner son expression. « Gytha ?

— Oui, Esmé ? fit Nounou d’un ton innocent.

— Je te sens sourire. Tu peux garder ta pyscholologie à deux ronds pour ceux que ça intéresse. »

Mémé ferma les yeux et marmonna quelques mots.

« Je me sers de ma baguette ? demanda Magrat d’une voix hésitante.

— T’en avise pas », répliqua Mémé qui reprit son marmonnement.

Nounou hocha la tête. « Elle retrouve un peu de couleurs, c’est sûr », dit-elle.

Quelques minutes plus tard, la jeune fille ouvrit les yeux et fixa Mémé d’un regard trouble.

« L’est temps de se lever, fit la sorcière d’une voix exceptionnellement enjouée, tu rates les meilleurs moments de la décennie. »

La jeune fille essaya de mettre au point sur Nounou, puis sur Magrat, avant de revenir sur Mémé Ciredutemps.

« Vous ? » fit-elle.

Mémé haussa les sourcils et se tourna vers les deux autres.

« Moi ?

— Vous êtes… encore là ?

— Encore ? fit Mémé. C’est la première fois que je viens, mademoiselle.

— Mais… » La jeune fille avait l’air déconcertée. Et craintive, nota Magrat.

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17

Aliss la Noire n’était pas très bonne non plus en orthographe. Il fallut donner au Nore en question une belle somme d’argent pour qu’il accepte de s’en aller sans faire d’histoires.