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« Moi aussi, j’suis comme ça le matin, chérie, dit Nounou Ogg en prenant l’autre main de l’inconnue pour la lui tapoter. Jamais bonne à rien tant que j’ai pas bu ma tasse de thé. J’imagine que tous les autres vont se réveiller d’une minute à l’autre. Évidemment, ça va leur demander un moment d’enlever les nids de rats des bouilloires… Esmé ? »

Mémé contemplait une forme couverte de poussière sur le mur.

« Fourré son nez… murmurait-elle.

— Qu’est-ce qui se passe, Esmé ? »

Mémé Ciredutemps traversa la chambre à grandes enjambées et nettoya la poussière d’un immense miroir décoré.

« Hah, fit-elle avant de se retourner brusquement. On s’en va tout de suite.

— Mais je croyais qu’on devait prendre du repos. J’veux dire, il fait presque nuit, objecta Magrat.

— On voudrait pas abuser de leur hospitalité, fit Mémé en quittant la chambre.

— Mais on a même pas eu… » commença Magrat. Elle jeta un coup d’œil au miroir. Un grand miroir ovale dans un encadrement doré. Il avait l’air parfaitement normal. Ça ne ressemblait pas à Mémé Ciredutemps d’avoir peur de son propre reflet.

« Elle est encore mal lunée, dit Nounou Ogg. Viens. Ça sert à rien de rester. » Elle tapota la tête de la princesse abasourdie.

« À la revoyure, mademoiselle. Un bon balai, une hache, et dans une quinzaine le château sera comme neuf.

— On aurait dit qu’elle reconnaissait Mémé, fit Magrat tandis qu’elles descendaient l’escalier à la suite de la silhouette raide et pressée de leur collègue.

« Ben, on sait qu’elle se trompe, non ? fit Nounou Ogg. Mémé, elle a jamais mis les pieds de sa vie dans ce pays.

— Mais je vois toujours pas pourquoi il faut qu’on se dépêche, insista Magrat. J’imagine que les gens vont drôlement nous remercier d’avoir mis fin au sortilège et tout. »

Le reste du palais se réveillait. Elles dépassèrent à petites foulées des gardes qui contemplaient avec étonnement leurs uniformes pleins de toiles d’araignée et les buissons qui poussaient partout. Alors qu’elles traversaient la cour envahie d’arbres, un vieil homme en robe aux couleurs passées sortit en titubant par une porte, s’adossa contre le mur et tâcha de se repérer. Il aperçut alors la silhouette de Mémé Ciredutemps qui redoublait de vitesse.

« Vous ? s’écria-t-il. À la garde ! »

Nounou Ogg n’hésita pas. Elle attrapa Magrat par le coude pour se lancer au pas de course, et elles rattrapèrent Mémé Ciredutemps au portail du château. Un garde qui émergeait plus vite le matin que ses collègues s’avança en chancelant et tenta de leur barrer la route avec sa pique, mais Mémé poussa l’arme et fit pivoter l’homme sans forcer.

Le trio se retrouva dehors et se précipita vers les balais appuyés contre un arbre. Mémé attrapa sans s’arrêter le sien qui, pour une fois, démarra quasiment au premier essai.

Une flèche passa en sifflant au ras de son chapeau et se ficha dans une branche.

« J’appelle pas ça de la gratitude, dit Magrat tandis que les balais décollaient par-dessus les arbres.

— Beaucoup de gens sont pas à prendre avec des pincettes au réveil, fit Nounou.

— Tout le monde avait l’air de vous connaître, Mémé », dit Magrat.

Le balai de Mémé cahota dans le vent. « Ils se sont trompés ! cria-t-elle. Ils m’ont jamais vue, compris ? »

Elles volèrent un moment dans un silence orageux.

Puis Magrat, à qui Nounou trouvait un talent ingénu pour s’aventurer sur un terrain glissant, reprit : « Je me demande si on a bien fait ? Je suis sûre que c’était un rôle pour un beau prince.

— Hah ! fit Mémé qui volait en tête. Et à quoi ça avancerait ? Est-ce que ça prouve qu’il fera un bon mari parce qu’il s’est taillé un chemin à travers les ronces, dis ? C’est bien des idées de fée, ça ! Infliger à tout bout de champ des dénouements heureux aux gens, que ça leur plaise ou non, hein ?

— Y a rien de mal dans les dénouements heureux, répliqua Magrat avec feu.

— Ecoute, les dénouements heureux c’est bien s’ils finissent bien, dit Mémé en jetant un regard noir au ciel. Mais on peut pas les décider pour les autres. La seule façon de rendre un mariage heureux, ce serait alors de couper la tête des mariés dès qu’ils ont dit oui, pas vrai ? On peut pas décider du bonheur… »

Elle observait la ville au loin.

« Tout ce qu’on peut décider, conclut-elle, c’est d’un dénouement. »

Elles prirent leur petit-déjeuner dans une clairière. De la citrouille grillée. Elles sortirent le pain de nain pour examen.

Un produit miraculeux, le pain de nain. Personne n’avait jamais faim quand il fallait échapper à du pain de nain. Il suffisait de le regarder un moment et il vous venait aussitôt à l’esprit des dizaines de choses qu’on préférerait manger. Ses chaussures, par exemple. Des montagnes. Du mouton cru. Son propre pied.

Elles essayèrent ensuite de faire un somme. Du moins, Nounou et Magrat. Mais elles ne purent que rester allongées sans dormir à écouter Mémé Ciredutemps marmonner tout bas. Elles ne l’avaient jamais vue aussi bouleversée.

Puis Nounou proposa une petite balade. C’était une belle journée, dit-elle. Une forêt intéressante, dit-elle, avec des tas d’herbes nouvelles qui méritaient qu’on y regarde de plus près. Une promenade au soleil leur ferait du bien, dit-elle. Ça leur remonterait le moral.

C’était effectivement une belle forêt. Au bout d’une demi-heure, même Mémé Ciredutemps voulut bien reconnaître que par certains côtés elle ne la trouvait pas tout à fait étrangère ni minable. Magrat s’écartait de temps en temps du sentier pour cueillir des fleurs. Nounou entonna même quelques couplets du Bourdon du mage a un nœud au bout sans que les deux autres élèvent plus de deux ou trois protestations de pure forme.

Pourtant quelque chose clochait. Nounou Ogg et Magrat sentaient comme un obstacle entre Mémé Ciredutemps et elles, une espèce de mur mental, une affaire importante délibérément cachée, passée sous silence. Les sorcières n’avaient d’ordinaire guère de secrets les unes pour les autres ; elles étaient tellement fouinardes, il faut dire, qu’elles n’avaient pas le choix. Le cas était inquiétant.

Elles tournèrent alors à l’angle d’un bouquet de chênes gigantesques et tombèrent sur la fillette en capuchon rouge.

Elle gambadait au milieu du sentier en chantant une chanson plus simple et beaucoup plus correcte que toutes celles du répertoire de Nounou Ogg. Elle ne vit les sorcières qu’une fois sur elles. Elle s’arrêta et leur adressa un sourire innocent.

« Bonjour, vieilles femmes, dit-elle.

— Hem », fit Magrat.

Mémé Ciredutemps se pencha.

« Qu’est-ce que tu fais toute seule dans la forêt, ma jeune demoiselle ?

— Je porte ce panier de gâteries à ma mémé », répondit la fillette.

La sorcière se redressa, le regard absent.

« Esmé, fit instamment Nounou Ogg.

— Je sais. Je sais », dit Mémé.

Magrat se pencha à son tour et afficha la grimace idiote dont sont coutumiers les adultes qui voudraient savoir s’y prendre avec les enfants mais n’ont aucune chance d’y parvenir. « Euh… Dis-moi, mademoiselle… Est-ce que ta maman t’a mise en garde contre les méchants loups qui pourraient se trouver dans les parages ?

— Oui, c’est ça.

— Et ta mémé… poursuivit Nounou Ogg, je parie qu’elle est clouée au lit en ce moment, pas vrai ?

— C’est pour ça que je lui porte ce panier de gâteries… commença l’enfant.

— M’semblait bien.

— Vous connaissez ma mère-grand ? fit la gamine.