Le visage de Desiderata s’adoucit. Ses yeux intérieurs regardaient ailleurs.
« On était deux. Les marraines vont par deux, vous savez. Lady Lilith et moi. Il y a beaucoup de pouvoir dans le marrainage. On fait comme qui dirait partie de l’histoire. Bref, une petite fille était née, une enfant naturelle mais ça ne portait pas à conséquence, c’était pas comme s’ils n’avaient pas pu se marier, ils n’avaient jamais trouvé l’occasion… et Lilith voulait qu’elle ait la beauté, la puissance et qu’elle épouse un prince. Ha ! Et elle en a jamais démordu. Elle connaît le pouvoir des contes. J’ai fait de mon mieux, mais Lilith a le pouvoir. J’ai entendu dire qu’elle dirige la ville à présent. Changer tout un pays pour qu’un conte se réalise ! De toute façon, maintenant c’est trop tard. Pour moi. Alors je transmets la responsabilité à quelqu’un d’autre. C’est comme ça chez les marraines fées. Ce n’est pas une situation très courue. Sauf par Lilith évidemment. De ce côté-là, elle a un hanneton dans le plafond. Alors j’envoie quelqu’un d’autre. J’ai peut-être laissé trop traîner. »
Desiderata était une âme charitable. Les fées comprennent parfaitement la nature humaine ; les bonnes en deviennent charitables et les mauvaises puissantes. Elle n’était pas du genre excessif en matière de langage, mais on pouvait être sûr d’une chose : lorsqu’elle employait une expression anodine comme « un hanneton dans le plafond », il s’agissait chez elle de définir une personne qui, de son point de vue, avait franchi de plusieurs kilomètres l’horizon de la folie et continuait d’accélérer.
Elle versa le thé. « C’est ça l’ennui avec la double vue, expliqua-t-elle. On voit ce qui se passe, mais sans savoir ce que ça veut dire. J’ai vu l’avenir. J’ai vu un carrosse fait avec une citrouille. Et c’est impossible. Et des cochers qui sont des souris, ce qui est peu crédible. Et une pendule qui sonne les douze coups de minuit, et une histoire de pantoufle de verre. Et tout ça va se produire. Parce que c’est comme ça que doivent fonctionner les contes. Puis je me suis dit : Je connais des gens qui arrangent les histoires à leur manière. »
Elle soupira encore. « J’aimerais bien y aller, moi, à Genua, dit-elle. Ça me plairait, la chaleur. Et c’est bientôt mardi gras. J’allais toujours à Genua pour le mardi gras dans le temps. »
Elle marqua un silence, l’air d’attendre.
Un silence que rompit la Mort : « VOUS NE ME DEMANDEZ TOUT DE MÊME PAS, À MOI, D’EXAUCER UN VŒU ?
— Ha ! Personne n’exauce jamais les vœux des marraines fées. » Desiderata donna encore l’impression de regarder à l’intérieur d’elle-même et de se parler toute seule. « Tu vois ? Faut que je les envoie toutes les trois à Genua. Il le faut parce que je les ai vues là-bas. Faut qu’elles y aillent toutes les trois. Pas facile, avec des femmes pareilles. Faut user de têtologie. Faut s’arranger pour qu’elles décident toutes seules d’y aller. Suffit qu’on demande à Esmé Ciredutemps de se rendre quelque part pour qu’elle refuse, par esprit de contradiction, alors dis-lui qu’elle ne doit pas y aller, et elle va y courir sur du verre pilé. C’est ça le truc, avec les Ciredutemps, tu vois. Z’aiment pas s’avouer battues. »
Quelque chose lui parut drôle.
« Mais j’en connais une, ça va bien lui apprendre ! »
La Mort ne fit aucun commentaire. Dans son optique à lui, songea Desiderata, tout le monde apprenait à perdre.
Elle but son thé jusqu’à la dernière goutte. Ensuite elle se leva, se coiffa de son chapeau avec cérémonie et sortit en clopinant par la porte de derrière.
Sous les arbres, un peu à l’écart de la maison, s’ouvrait une tranchée profonde dans laquelle on avait eu la prévenance d’installer une petite échelle. Elle y descendit et, non sans peine, repoussa l’échelle sur les feuilles. Puis elle s’allongea. Avant de se redresser.
« Monsieur Chert, le troll de la scierie, fait de très bons prix sur les cercueils, à condition d’aimer le pin.
— J’Y PENSERAI, SANS FAUTE.
— J’ai demandé à Hurecaire, le braconnier, de me creuser le trou, dit-elle sur le ton de la conversation. Il passera le reboucher en rentrant chez lui. Moi, j’aime tout laisser en ordre. Exécution, maestro.
— QUOI ? OH. UNE FAÇON DE PARLER. »
Il brandit sa faux.
Desiderata Lacreuse poussa son dernier soupir.
« Eh ben, fit-elle, c’était facile. Qu’est-ce qui se passe maintenant ? »
Et voici Genua. Le royaume magique. La cité de diamant. Le pays du bonheur.
Au beau milieu de la ville, une femme debout entre deux miroirs contemplait son image reproduite à l’infini.
Les miroirs se trouvaient eux-mêmes au centre d’un octogone d’autres miroirs, à ciel ouvert au sommet de la plus haute tour du palais. Les reflets étaient à la vérité si nombreux qu’on aurait eu le plus grand mal à dire où finissaient les miroirs et où commençait la personne réelle.
Elle s’appelait Lady Lilith Weatherwax, mais elle avait répondu à beaucoup d’autres noms au cours d’une existence longue et mouvementée. C’était une chose qu’on apprenait très tôt, avait-elle découvert. Quand on veut arriver dans ce monde – et elle avait décrété dès le départ qu’elle voulait y arriver le plus vite possible –, on n’attache pas trop d’importance à ses patronymes et on prend le pouvoir là où on le trouve. Elle avait enterré trois maris dont deux au moins déjà morts.
Et on voyage beaucoup. Parce que la plupart des gens se déplacent peu. Changez de pays et de nom, et, si vous savez y faire, le monde vous ouvre les draps. Par exemple, elle n’avait même pas eu à parcourir deux cents kilomètres pour devenir une lady.
Elle ne reculerait devant rien désormais…
Les deux miroirs principaux étaient installés presque face à face, mais pas exactement, si bien que Lilith voyait par-dessus son épaule ses images se succéder en courbe autour de l’univers contenu dans la glace.
Elle se sentait s’épancher en elle-même, son être se multiplier par l’entremise des reflets infinis.
Lorsqu’elle soupira et sortit d’un pas énergique de l’espace entre les miroirs, l’effet fut étonnant. Des images de Lilith restèrent un instant suspendues derrière elle, comme des ombres tridimensionnelles, avant de s’évanouir.
Comme ça, Desiderata était mourante. Cette vieille peau qui fourrait toujours son nez partout. Elle méritait son sort. Elle n’avait jamais compris quel pouvoir elle avait en mains. Elle était de ces gens qui hésitent à faire le bien par crainte de faire le mal, qui prennent tout tellement au sérieux qu’ils se constipent dans des angoisses morales avant d’exaucer le vœu d’une malheureuse fourmi.
Lilith baissa les yeux sur l’ensemble de la ville. Bon, il n’y avait plus d’obstacle à présent. L’idiote de femme vaudou dans le marais l’amusait plus qu’autre chose ; elle ne comprenait rien.
Rien ne barrait la route à ce que Lilith aimait plus que tout.
Une histoire qui finit bien.
Au sommet de la montagne, le sabbat s’était un peu assagi.
Les artistes et les écrivains se font toujours des idées exagérées sur ce qui se passe durant un sabbat de sorcières. Ceci parce qu’ils restent trop longtemps confinés dans des réduits, les rideaux tirés, au lieu de sortir respirer du bon air frais.
Prenons par exemple les danses nues. Sous des climats normalement tempérés, on a rarement l’occasion de se trémousser à minuit dans le plus simple appareil, sans parler des désagréments que causent les cailloux, les chardons et les hérissons inopinés.