— Ou-ui, répondit Mémé Ciredutemps. Si on veut.
— La même chose est arrivée du côté de Skund quand j’étais petite, dit tranquillement Nounou. Même qu’on a jamais retrouvé la grand…
— Et elle est où, la chaumière de ta mère-grand, petite ? » demanda Mémé Ciredutemps d’une voix forte en décochant un coup de coude dans les côtes de Nounou.
La fillette montra du doigt un petit chemin de traverse.
« Vous êtes pas la méchante sorcière, dites ? » demanda-t-elle.
Nounou Ogg toussa.
« Moi ? Non. On est… on est… commença Mémé.
— Des fées », termina Magrat.
La bouche de Mémé Ciredutemps s’ouvrit toute grande. Pareille réponse ne lui serait jamais venue à l’esprit.
« C’est que ma maman m’a aussi prévenue contre la méchante sorcière », dit la fillette. Elle lança un regard pénétrant à Magrat. « Quel genre de fées ?
— Euh… Des fées des fleurs ? proposa Magrat. Regarde, j’ai une baguette…
— Lesquelles ?
— Quoi ?
— Quelles fleurs ?
— Euh… fit Magrat. Ben… moi je suis… Fée Tulipe, et là c’est… (elle évita de regarder directement Mémé) Fée… Pâquerette… et voici…
— Fée Hérisson », dit Nounou.
Cet ajout au panthéon surnaturel plongea la gamine dans de profondes réflexions.
« Vous pouvez pas être Fée Hérisson, dit-elle au bout d’un moment. Le hérisson, c’est pas une fleur.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Parce qu’il a des piquants.
— Le houx aussi. Et le chardon.
— Oh.
— Et j’ai une baguette », dit Magrat. Alors seulement elle risqua un coup d’œil en direction de Fée Pâquerette.
« Faut qu’on y aille, dit Mémé Ciredutemps. Tu vas rester ici avec Fée Tulipe, si je m’trompe pas, pendant que nous, on va s’assurer que ta mère-grand est toujours clouée au lit. D’accord ?
— J’parie que c’est pas une vraie baguette, dit la gamine qui l’ignora et s’en prit à Magrat avec le flair infaillible des enfants pour trouver le maillon faible de n’importe quelle chaîne. J’parie qu’elle peut pas changer des choses en autre chose.
— Ben… commença Magrat.
— J’parie, fit la gamine, moi j’parie que vous pouvez pas changer cette souche d’arbre là-bas en… en… en citrouille. Haha, j’parie ce que vous voulez que vous pouvez pas. J’vous parie mille milliards de piastres que vous pouvez pas changer cette souche en citrouille.
— J’vois que vous allez bien vous entendre toutes les deux, dit Fée Hérisson. On sera pas longues. »
Deux balais filaient à basse altitude au-dessus du sentier forestier.
« C’est peut-être juste une coïncidence, dit Nounou Ogg.
— C’en est pas, fit Mémé. La gamine a même un capuchon rouge !
— J’en avais un moi aussi quand j’avais quinze ans.
— Oui, mais ta grand-mère vivait à côté de chez toi. T’avais pas à t’inquiéter des loups quand t’allais la voir.
— Sauf du vieux Puisardelet, le locataire.
— Oui, mais ça, c’était juste une coïncidence. »
Une traînée de fumée bleue serpentait au milieu des arbres devant les sorcières. Au loin sur un côté elles entendirent s’abattre un arbre.
« Des bûcherons ! dit Nounou. Rien à craindre si y a des bûcherons ! Y en a un qui se rue dans la chaumière…
— Ça, c’est ce qu’on raconte aux enfants, fit Mémé tandis qu’elles fonçaient à toute allure. De toute façon, ça change rien pour la grand-mère, pas vrai ? S’est déjà fait boulotter !
— J’ai toujours eu horreur de cette histoire, dit Nounou. Tout le monde se fiche de ce qui arrive aux pauvres vieilles sans défense. »
Le sentier disparut brusquement à la lisière d’une clairière. Cerné par les arbres, il y avait un potager en désordre où quelques tiges pathétiques luttaient pour une place au peu de soleil qui filtrait. Au milieu du potager se dressait ce qui devait être une chaumière, vu que personne n’aurait aussi mal monté une meule de foin.
Elles bondirent de leurs balais, les laissant s’arrêter tout seuls un peu plus loin dans les fourrés, et tambourinèrent à la porte de la maisonnette.
« On arrive peut-être trop tard, dit Nounou. Peut-être que le loup… »
Au bout d’un moment elles entendirent le bruit étouffé de quelqu’un traînant des pieds à l’intérieur, puis la porte s’entrouvrit d’un poil. Elles aperçurent un œil méfiant dans la pénombre.
« Oui ? fit une petite voix chevrotante venant de quelque part sous l’œil.
— Vous êtes mère-grand ? demanda Mémé Ciredutemps.
— Vous êtes les percepteurs, mes chéries ?
— Non, m’dame, on est…
— … des fées, répondit aussitôt Fée Hérisson.
— J’ouvre pas ma porte aux inconnus, mes chéries, dit la voix qui prit alors des accents légèrement irrités. Surtout à ceux qui font jamais la vaisselle quand je leur laisse dehors un bol de lait presque frais.
— On aimerait vous parler une minute, dit Fée Pâquerette.
— Ah bon ? Vous avez une pièce d’identité, chérie ?
— Je sais qu’on est tombées sur la bonne mère-grand, dit Fée Hérisson. Y a un air de famille. Elle a de grandes oreilles.
— Écoute, c’est pas elle qu’a les grandes oreilles, répliqua sèchement Fée Pâquerette. C’est le loup. Tout est là. Tu fais donc jamais attention ? »
La grand-mère les observait avec intérêt. Après toute une vie passée à y croire, elle voyait des fées pour la première fois et c’était une révélation. Mémé Ciredutemps surprit son air perplexe.
« Écoutez, m’dame, dit-elle d’une voix à la fois autoritaire et raisonnable, ça vous dirait qu’un loup vous mange toute crue ?
— Je crois pas que j’aimerais ça, chérie, non, répondit la grand-mère invisible.
— L’autre choix, c’est nous.
— Bon d’là. Vous êtes sûre ?
— Parole de fées, dit Fée Hérisson.
— Bon. Vraiment ? D’accord. Vous pouvez entrer. Mais pas de mauvais tours. Et pensez à faire la vaisselle. Vous avez pas un pot d’or avec vous, hein ?
— Ça, c’est les pixies, non ?
— Non, ceux-là sont dans les puits. C’est les gobelins qu’elle veut dire.
— Ce que t’es bête. Ceux-là s’trouvent sous les ponts.
— Ça, c’est les trolls. Tout le monde sait que c’est les trolls.
— Pas nous, en tout cas.
— Oh, fit la grand-mère. J’aurais dû m’en douter. »
Magrat aimait à se dire qu’elle savait s’y prendre avec les enfants et s’inquiétait de ne pas avoir vraiment le coup. Elle ne les appréciait guère, ce qui la tracassait aussi. Nounou Ogg donnait l’impression de savoir naturellement s’y prendre en leur distribuant alternativement et au petit bonheur un bonbon ou une correction, tandis que Mémé Ciredutemps les ignorait le plus souvent, ce qui semblait marcher tout aussi bien. Magrat, elle, faisait des efforts. Ça n’était pas juste.
« J’parie mille millions de milliards de piastres que vous pouvez pas changer ce buisson, là, en citrouille, dit la gamine.
— Mais, écoute, j’ai changé tout le reste en citrouille, fit remarquer Magrat.
— Ça finira forcément par rater », répliqua placidement l’enfant.
Magrat posa sur la baguette un regard désespéré. Elle avait tout essayé sur l’ustensile : le souhait, le marmonnement et, dès qu’elle avait jugé les autres sorcières hors de portée d’oreille, les coups voire les cris. « N’importe quoi sauf des citrouilles !