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— Vous savez pas vraiment le faire, c’est ça, conclut la gamine.

— Ecoute, tu m’as bien dit que ta maman est au courant pour le grand méchant loup dans la forêt, hein ?

— C’est vrai.

— Mais elle t’a quand même envoyée toute seule porter ces gâteries à ta mémé ?

— C’est vrai. Pourquoi ?

— Rien. Une idée, comme ça. Et tu me dois mille millions de trillions de milliards de piastres. »

Les grands-mères forment une espèce de franc-maçonnerie – sans l’inconvénient d’avoir à se tenir sur une jambe et de réciter des serments pour en devenir membre. Une fois dans la chaumière et tandis qu’une bouilloire chauffait, Nounou Ogg se sentit dans son élément. Gredin s’étendit devant le maigre feu et s’assoupit pendant que les sorcières s’efforçaient de s’expliquer.

« Je vois pas comment un loup pourrait entrer chez moi, chérie, fit gentiment la grand-mère. J’veux dire, c’est des loups. Ils ouvrent pas les portes. »

Mémé Ciredutemps écarta d’un coup sec un lambeau de rideau et jeta un regard noir dans la clairière.

« On sait bien », dit-elle.

Nounou Ogg désigna de la tête le petit lit dans une alcôve près de la cheminée.

« C’est là que vous dormez toujours ? demanda-t-elle.

— Quand je me sens souffrante, chérie. Sinon je dors au grenier.

— Moi, j’y monterais tout de suite, à votre place. Et emmenez donc aussi mon chat, vous voulez bien ? On voudrait pas qu’il nous gêne.

— C’est là que vous balayez la maison et que vous faites la vaisselle pour une soucoupe de lait ? demanda la grand-mère avec espoir.

— Possible. Allez savoir.

— C’est drôle, chérie. Je vous voyais d’une taille plus réduite…

— On vit beaucoup au grand air, dit Nounou. Maintenant, ouste. »

Il ne resta plus que les deux sorcières. Mémé Ciredutemps fit des yeux le tour de la pièce aux allures de caverne. Les joncs étalés par terre tenaient du compost. De la suie encroûtait les toiles d’araignée du plafond.

Pour faire le ménage dans un pareil taudis, on n’avait pas trente-six solutions : la pelle ou, mieux encore, l’allumette.

« Marrant, tout de même, dit Nounou une fois que la vieille femme eut grimpé l’escalier branlant. Elle est plus jeune que moi. Remarque, je fais de l’exercice.

— T’as jamais fait d’exercice de ta vie, répliqua Mémé Ciredutemps sans cesser de surveiller les fourrés. T’as jamais rien fait que t’avais pas envie de faire.

— C’est bien ce que je veux dire, fit joyeusement Nounou. Ecoute, Mémé, je persiste à dire que c’est peut-être qu’une…

— Non ! Je sens le conte. Quelqu’un dans le coin donne vie aux contes, je le sais.

— Et tu sais aussi qui fait ça. Pas vrai, Esmé ? » lança sournoisement Nounou.

Elle vit Mémé passer les murs crasseux en revue d’un regard affolé.

« J’imagine qu’elle est trop pauvre pour se payer un miroir, dit Nounou. J’suis pas aveugle, Esmé. Et je sais que les miroirs et les fées, ça va ensemble. Alors qu’est-ce qui se passe ?

— J’veux rien dire. J’veux pas passer pour une imbécile si je me trompe. Je vais pas… Y a quelque chose qui rapplique ! »

Nounou Ogg se pressa le nez contre la fenêtre sale.

« J’vois rien.

— Les buissons ont bougé. Fourre-toi dans le lit !

— Moi ? Je croyais que c’était toi qui devais t’y mettre !

— Je vois pas pourquoi t’as cru ça.

— Non. À la réflexion, moi non plus », fit Nounou d’un ton las. Elle prit la charlotte à bords flottants sur la colonne de lit, se la mit sur la tête et se glissa sous la courtepointe en patchwork. « Dis, ce matelas est bourré de paille !

— Tu vas pas rester dessus longtemps.

— Ça pique ! Et j’ai l’impression qu’y a des trucs dedans. »

Quelque chose cogna contre le mur de la maison. Les sorcières se turent.

On renifla par-dessous la porte de derrière.

« Tu sais, chuchota Nounou tandis qu’elles attendaient, l’arrière-cuisine, c’est une horreur. Y a pas de bois. Et à peine de quoi manger. Et y a un cruchon de lait qui marche presque tout seul… »

Mémé fonça furtivement jusqu’à la cheminée puis revint prendre son poste près de la porte d’entrée.

Au bout d’un moment on gratta au loquet, comme si celui qui essayait de l’ouvrir ignorait l’usage des portes ou des doigts.

Le battant s’ouvrit lentement en grinçant.

Une odeur lourde de musc et de poil mouillé envahit la chaumière.

Des pas hésitants trottèrent vers la silhouette blottie sous le couchage.

Nounou souleva le volant de la charlotte juste assez pour jeter un coup d’œil.

« Salut, dit-elle avant de s’étonner : Oh, merde alors, je croyais pas que t’avais d’aussi grandes dents… »

Mémé Ciredutemps referma la porte d’une poussée et s’avança brusquement. Le loup pivota et leva une patte pour se protéger.

« Noooaaaon ! »

Mémé eut une seconde d’hésitation puis lui abattit violemment une poêle à frire en fonte sur le crâne.

Le loup s’effondra en vrac.

Nounou Ogg balança les jambes hors du lit.

« Quand c’est arrivé du côté de Skund, Fit-elle, on a raconté que c’était un loup-garou, quelque chose dans ce goût-là, et moi je m’suis dit non, les loups-garous sont pas comme ça. J’ai jamais cru que c’était un vrai loup. Ça m’a fait un coup, ce truc-là.

— Les vrais loups marchent pas sur leurs pattes de derrière et ils ouvrent pas les portes, dit Mémé Ciredutemps. Viens, aide-moi donc à le sortir.

— Ça m’a ramenée carrément en arrière, de voir un grand machin plein de poils partout m’arriver dessus, fit Nounou en empoignant une extrémité de la bête assommée. T’as connu le vieux Puisardelet ? »

C’était effectivement un loup d’apparence normale, quoique beaucoup plus maigre que la moyenne. On lui voyait distinctement les côtes et il avait le pelage emmêlé. Mémé remonta un seau d’eau trouble du puits près des cabinets et le lui vida sur la tête.

Ensuite elle s’assit sur une souche d’arbre et surveilla attentivement la bête. Quelques oiseaux chantaient, très haut dans les branches.

« Il a parlé, déclara-t-elle. Il a essayé de dire non.

— Il m’a bien semblé, fit Nounou. Puis je m’suis dit que je devais imaginer des choses.

— Pas la peine d’en imaginer d’autres. Elles sont déjà assez moches comme ça. »

Le loup gémit. Mémé tendit la poêle à Nounou Ogg.

« Je crois que je vais regarder ce qu’il a dans la tête, dit-elle au bout d’un moment. »

Nounou Ogg secoua la tête.

« Je ferais pas ça si j’étais toi.

— C’est moi qui suis moi, et faut que je sache. Toi, tu restes à côté avec la poêle. »

Nounou haussa les épaules.

Mémé se concentra.

Il est très difficile de lire dans des pensées humaines. La plupart des gens pensent à tellement de choses à tout instant qu’il est presque impossible de suivre un fil dans un pareil écheveau.

Les pensées animales sont différentes. Bien moins encombrées. Celles des carnivores sont les plus simples, surtout avant les repas. Les couleurs n’existent pas dans le monde mental mais, si elles existaient, les pensées d’un Carnivore affamé seraient violettes, chaudes et acérées comme une flèche. Les pensées des herbivores sont simples elles aussi : des ressorts hélicoïdaux argentés, prêts à prendre leur essor.